Résumé
“Les livres sur Beyrouth ne traitent que de la guerre. Comme si cette ville n’avait d’autre thème à offrir que celui du drame. Dans ce cas, parler de la nourriture beyrouthine en littérature serait une transgression ?”
Le contexte
L’écrivaine Ryoko Sekiguchi a été invitée par le responsable de la Maison des Écrivains de Beyrouth afin d’écrire un ouvrage sur la ville. C’était en 2018, elle y a passé un peu moins de deux mois pour préparer cette commande. Elle avait déjà choisi d’illustrer la capitale libanaise par le biais de la cuisine nationale.
Dans le prologue, l’auteure insiste sur la notion de “veille”. Elle a visité la ville à la veille de la révolution qui a éclaté en 2019. Elle est retournée sur place quelques jours et a choisi d’ajouter ces bouleversements à son livre. Mais c’était encore une veille. Celle de l’explosion du port de Beyrouth en août 2020, qui a laissé une partie de la ville dévastée par le souffle.
Dans ce contexte difficile, son ouvrage, qu’elle classe comme livre de cuisine, devient “l’archive des cinq sens d’une époque”.
Les pensées de Sekiguchi
La structure de ce texte a de quoi surprendre. L’ouvrage est divisé en une multitude de petits paragraphes, numérotés de 1 à 321. Certains ne font que quelques lignes, les plus longs ne dépassent pas une page entière.
Chaque paragraphe développe une idée, une réflexion ou un plat et il n’y a pas forcément de lien direct entre les sections. Du moins, pas au sens de la continuité que l’on trouve dans un ouvrage classique chapitrés par idée mais où le sens global poursuit son chemin linéaire.
Cet aspect fragmenté m’a fait penser aux Pensées de Pascal, éditées de la même manière mais parce que fragmentaires. Mais la ressemblance s’arrête là, l’œuvre 961 heures à Beyrouth est complète et forme un tout cohérent, sa forme ne reflétant qu’une organisation de la pensée choisie.
Les recettes comme porte d’entrée
L’auteure décrit son texte comme un livre de cuisine, si le lecteur arrive à lire entre les lignes. En effet, ce n’est pas un ouvrage classique et stéréotypé. Il ne faut pas s’attendre à de belles photos de plats en pleine page et la liste des ingrédients et des étapes de préparation sur la page opposée.
Ici, les recettes se racontent hors des sentiers battus. Sans parfois qu’on s’en rende tout de suite compte à la lecture. C’est un texte dense, écrit à la première personne du singulier et qui prend souvent des aspects de récit de voyage. Mais chaque paragraphe frappe par sa profondeur philosophique.
L’auteure a découvert Beyrouth grâce à cet angle de l’art culinaire qui lui donné les premières clés pour comprendre l’atmosphère de la ville, la mentalité des personnes qu’elle a pu rencontrer. En un mois et demi, ce sont surtout des sensations, des ébauches de compréhension. Mais la cuisine ouvre des portes bien au-delà de la liste d’ingrédients nécessaires pour la création d’un plat.
Elle a parcouru la ville à la recherche de tel ou tel restaurant, en suivant ses amis et connaissances qui voulaient lui faire connaître tel chef, tel plat, telle coutume. Elle a été admise dans l’intimité de certains foyers et de leurs souvenirs pour partager un repas.
La cuisine apparaît comme un lien universel entre les gens. Cette activité en appelle aux habitudes nationales mais aussi familiales, on veut transmettre, faire connaître, faire plaisir.
Les “peuples providence” libanais et japonais
L’auteure a forgé cette notion magnifique dans un précédent ouvrage consacré à la catastrophe naturelle et nucléaire de Fukushima. Elle l’applique au peuple japonais qui a trouvé la force et les ressources pour se relever de ce désastre de 2011.
Elle choisit ici de l’appliquer aussi au peuple libanais. L’aspect le plus évident pour justifier cela est bien sûr la résilience des Libanais à la suite des guerres de l’époque encore récente. Ces périodes ancrent des comportements qui deviendront ensuite des réflexes. Le fait, par exemple, d’ouvrir les fenêtres en partant de chez soi car en cas de bombardement elles exploseront.
Les “peuples providence” sentent l’intensité de la vie, on s’accroche, on se projette dans l’avenir.
Mais l’auteure trouve curieusement bien plus de points communs entre son pays natal et le pays du cèdre. Des pays où l’Etat se désengage de nombreux secteurs, des pays où la corruption est prégnante. Mais aussi deux pays où le moment du crépuscule est magnifique, où la culture du don et du contre-don est visible.
La cuisine libanaise
Très souvent, en discutant de cuisine avec ses interlocuteurs libanais, la conversation se rapporte au temps de guerre. La preuve que cet aspect, qui peut paraître dérisoire à certains, agit en réalité comme une mémoire odorante et physique du pays. Tous les drames peuvent être reliés à la cuisine. Même les cocktails margaritas…
Les recettes prennent aussi une tournure mythique, transmises de génération en génération, parfois juste à l’oral. Comme un chant épique de l’Antiquité. Les gestes rituels pour façonner les pâtes…
Une histoire en parallèle de l’Histoire officielle. La cuisine est toujours aussi une question d’émotions très personnelles. L’auteure partage aussi avec les lecteurs ses propres souvenirs d’enfance que certains plats libanais ont fait remonter en elle. Des attitudes de mains tendues, de générosité, d’amour prêt à manger, qui ne connaissent pas les frontières.
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