Résumé
Clarisse est d’une simplicité de cœur qui la rend spontanément attachante. Autour de cette héroïne malgré elle gravite tout un petit monde : un mari ingénieur, deux adorables et malicieuses jumelles, Armen, le fils vénéré en pleine crise d’adolescence, une sœur à marier un peu revêche, et la vieille mère qui règne sur la maisonnée, dans le quartier arménien d’Abadan. Pourtant la très modeste Clarisse va bientôt révéler sa nature de personnage tchekhovien quand de nouveaux voisins viennent bouleverser l’équilibre affectif de notre femme invisible…
Les marqueurs du grande autrice
Ce roman rassemble tous les marqueurs qui jalonnent l’œuvre de Zoya Pirzâd. Cette écrivaine iranienne d’origine et de culture arménienne s’attache en effet à travers ses différents livres à poursuivre un même idéal.
Tout d’abord, on y découvre, ou bien retrouve, le petit noyau de la communauté arménienne d’Iran. De nombreux Arméniens se sont réfugiés dans ce pays après le génocide du début du XXe sicèle commis en Turquie. Sans que ce soit systématique dans son écriture, l’autrice y accorde souvent une large place. Et C’est moi qui éteins les lumières ne fait pas exception. Elle nous plonge dans cette communauté, ses habitudes et ses sociabilités.
Un autre marqueur de l’écriture sublime de Zoya Pirzâd c’est bien sûr la place centrale des femmes dans le récit. Ici aussi, c’est une femme à l’honneur et même dans les personnages secondaires, on s’intéresse beaucoup à elles.
Enfin, le dernier fil d’Ariane est représenté par cette peinture de l’intime. L’action ne se déroule que très peu à l’extérieur. On est dans le cocon familial, dans l’atmosphère du particulier plutôt que du général. Les simples choses du quotidien viennent nourrir la trame du texte. Et il en ressort des romans subtils, touchants et pourtant puissants.
Clarisse, la fée du logis parfaite
L’héroïne incarne la femme au foyer des années soixante. Epouse, mère, fille, sœur. Dévouée aux besoins des autres, dévouée à l’entretien de la maison. Le récit s’inscrit dans ces années de glorification du rôle “fée du logis” puisque nous sommes avant la révolution iranienne de 1979.
Ménage, cuisine, éducation des enfants, ramasser le journal par terre après son mari… Sans véhémence ni colère, l’autrice met l’accent là où cela fait mal. Elle jette une lumière pourtant tamisée, presque détournée. Mais les faits sont là et l’on sent bien que Clarisse ne va peut-être pas tout accepter.
Et c’est cette image parfaite en train de craqueler qui forme l’amplitude et la tension du roman. Car, est-ce vraiment naturel pour les femmes de s’oublier, de se sacrifier pour le bien être d’autrui ? N’y a-t-il pas d’autres rêves à s’autoriser ?
Le voisin d’en face
C’est donc l’arrivée de nouveaux voisins qui va lancer le récit. Un homme encore jeune et veuf, sa fillette et sa mère. A la curiosité habituelle de ce genre de changement, vient s’ajouter des relations directes entre les familles. Les enfants sympathisent entre eux et la vieille femme impose son rythme à Clarisse dans leurs interactions.
Et le voisin esseulé se retrouve donc sous le feu des projecteurs…
J’ai retrouvé une atmosphère proche du roman L’Eveil de Kate Chopin. Là aussi, Edna, une femme au foyer parfaite va partir en quête d’elle même, en quête d’air. Et dans le modèle traditionnel, renforcé par des sociétés au machisme systémique, aller voir ailleurs recoupe le sens familier de cette expression. Les héroïnes tournent leurs regards vers d’autres hommes.
Pas tant pour eux-mêmes, mais pour le champ des possibilités qu’ils représentent. Tout ce qui pourrait changer, ce qui pourrait venir bousculer cette routine interminable du vase clos de la maison pour la maîtresse de maison.
La subtilité à l’opposé du roman naturaliste
Mais la grandeur de l’imagination et de l’écriture de Zoya Pirzâd se révèle dans toute sa force dans la façon de narrer cette situation banale en littérature, la tentation de l’adultère. Car, contrairement aux auteurs naturalistes du XIXe siècle Zola ou Maupassant par exemple, Clarisse ne “fautera” pas.
Je fais cette comparaison car on a vite fait le tour des structures narratives de ces œuvres masculines. Là où le naturalisme se targue d’observer des personnages dans leur milieu mais où cela mène toujours à la faute irréparable, l’adultère, l’autrice nous propose plus. Et ce n’est pas par conservatisme. Simplement, elle évite un cliché littéraire facile et grandit son héroïne.
Sortir de chez soi
Car il n’existe pas que cette façon parfois présentée comme unique de libérer les femmes. On a pas besoin d’un amant pour voir la vie autrement. Et ici, le voisin est le vecteur d’un changement qu’il ignore et qui dépasse sa petite personne.
Il y a d’autres voies de se révéler à soi-même, il y a d’autres personnes capables de nous aider dans cette quête du moi profond, d’autres femmes.
Bousculer le modèle dominant, il y a mille manières d’y arriver 🙂