Résumé
Je me suis tenu là tout le temps nécessaire, dit-il, assis en haut du perron, dans le carré de soleil. Gardien de la grandeur des Hayek, j’ai vécu auprès d’eux les temps heureux que j’ai cru éternels. J’ai assisté à l’effondrement du patron, au départ du fils cadet, à l’incompétence de son aîné. Et puis j’ai vu les femmes livrées à elles-mêmes, leurs déchirements et la ruine de leur domaine…
La voix du chauffeur comme narrateur
Comme Kazuo Ishiguro dans Les vestiges du jour, Charif Majdalani place au centre du récit un fidèle employé de maison. C’est ici le chauffeur de la famille Hayek qui va donc nous raconter directement les remous et les bouleversements de cette famille.
Je trouve cette idée très intéressante. Déplacer légèrement la focale en faisant entrer dans la lumière du récit ces deux figures d’hommes au service de leur patron. Pour le meilleur et pour le pire, ils se tiennent aux côtés de la famille.
C’est donner aux lecteurs un recul supplémentaire par rapport aux événements qui se déroulent. On y assiste nous aussi de l’extérieur, sans aucune prise sur l’action.
Le Liban du XXe siècle
La toile de fond de ce roman magnifique est la situation du Liban dans la deuxième moitié du XXe siècle. L’histoire s’insère depuis l’équilibre précaire des années cinquante au déclenchement des hostilités de la guerre civile et leurs conséquences dans le temps.
On voit les milices des différentes confessions s’organiser, se battre, l’entrée en scène de la Syrie, etc.
Et l’on suit ces guerres intestines aux ramifications régionales depuis la fameuse villa des Hayek. Située pratiquement sur la ligne de front, la famille est aux premières loges pour en subir les conséquences.
Une saga familiale qui coche toutes les cases
Le cœur du texte est donc bien une saga familiale. Dans le sens très traditionnel du terme, nous rencontrons le patriarche, sa femme, sa soeur, puis les enfants. C’est comme souvent la mort du patriarche qui sert ici d’élément déclencheur et non le début de la guerre civile par exemple.
C’est une façon habile pour l’auteur de nouer comme on dit la petite et la grande histoire. Au sens où le délitement de cette famille trouve ses profondes racines en leur sein même, et non pas dans une cause extérieure comme la guerre.
L’affaiblissement du clan, la ruine qui menace, tout cela découle uniquement des choix, du libre arbitre des personnages qui composent la famille Hayek.
La maison
Cette villa grandiose qui a cristallisé pendant longtemps la puissance de la famille, est aussi une thématique importante dans le texte. C’est en suivant bien sûr la vie des membres de la famille à l’intérieur que le lecteur va comprendre ce qui les anime. Mais, du-delà de cela, c’est aussi en suivant avec attention les petits changements progressifs dans la maison, les premières fissures que l’on sent le destin sur le point de basculer. Avant que la villa ne soit martyrisée directement par les combats. Marquant dans sa structure même le point de non retour de la famille qui l’habite.
L’affrontement au sommet
La ligne narrative la plus puissante selon moi, c’est l’affrontement d’une vie entre deux femmes. L’épouse du patriarche, Marie, et la sœur de celui-ci, Mado. La sœur ne s’étant jamais mariée, elle vit aussi dans la villa avec les époux et y reste une fois son frère décédé. Elle est donc une membre du clan par le sang, contrairement bien sûr à l’épouse. Et pendant longtemps, il semble que leur haine mutuelle trouve sa source dans cette quête essentialiste de pureté du nom des Hayek.
Mais, est-ce bien tout ce qui se cache derrière des décennies de rage froide ? C’est la subtilité de l’auteur d’aller bien plus loin que cela. Car ce roman, Villa des femmes, dit beaucoup dans son titre. Les péripéties de chacune seront aussi une manière d’aborder la condition des femmes au Liban à cette époque. Et, peut-être, de montrer aux lecteurs un peu plus que l’image d’Epinal d’un pays qu’on disait être la Suisse du Proche-Orient.
Cet affrontement traverse le roman de part en part. Et Charif Majdalani nous laisse juge. De prendre parti pour l’une, de nous retourner contre l’autre… Mais avons-nous vraiment toutes les cartes en main pour nous montrer si sûrs de nous ?
Le fils prodigue
C’est l’autre référence biblique du texte, après Marie et Madeleine incarnant deux archétypes opposés de femmes. La figure du fils parti longtemps à l’étranger et longtemps attendu par les femmes de la famille restées vivre au Liban.
On peut considérer que l’image symbolique est sacrément modernisée pour coller au contexte de la guerre. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y attacher une petite amertume. Cette attente languissante de la mère, de la tante, de la soeur même, c’est aussi marquer l’impossibilité pour elles de s’en sortir sans un homme. Mais il faut bien s’y résigner. Car c’est aussi regarder en face le passé, indépendamment du pays, et la préséance très souvent donnée aux fils pour diriger les familles.