Résumé
C’est le goût inoubliable de l’enfance que nous livre ici Sheng Keyi, une brassée de parfums et de saveurs venus du plus loin de son enfance dans la campagne du Hunan. L’odeur des eaux dormantes où, se faisant une petite barque d’une bassine en fer, elle va cueillir les fleurs de lotus et les châtaignes d’eau. L’arôme discret des fleurs du jujubier sous lequel elle faisait ses devoirs, celui du riz cuit dans la paille et des beignets d’armoise et de citrouille cuisinés avec les légumes du potager maternel.
C’est un pays d’étangs et de rizières, où l’on mange à peine à sa faim, où l’on ne possède rien. La petite fille rêve de déployer ses ailes et de découvrir le monde au-delà de la rivière. Et elle y réussira, qui sait, mais entre-temps tout ce qui faisait la joie de son enfance aura été détruit. A la liberté de la petite sauvageonne d’alors répond la rare liberté de ton de la romancière d’aujourd’hui. Sheng Keyi dénonce ardemment les ravages de la modernisation des campagnes chinoises et fait renaître l’éclat des vies humbles qui ont disparu.
Down memory lane
L’auteure nous livre ici ses souvenirs d’enfance. Selon une structure loin de tout formalisme, ce sont des morceaux de vie qu’elle propose au lecteur, numérotés de 1 à 75. Il n’y a pas de lien chronologique de l’un à l’autre, il semble plutôt que le lecteur suive le voyage intime et mémoriel de Sheng Keyi.
Cette écriture est organisée tout en laissant la place à une sorte d’aléatoire. Si on ne veut pas lire ce livre de bout en bout, ou bien si on veut picorer page 50, puis page 13, c’est possible. C’est le même procédé aussi chez Ryoko Sekiguchi dans 961h à Beyrouth. Les auteures déroulent un propos, ce n’est pas décousu, mais elles n’imposent pas un schéma narratif classique pour leurs lecteurs.
Ce qui renforce aussi cette originalité à la lecture, c’est bien sûr les illustrations. Sheng Keyi aime peindre et elle a choisi d’insérer parfois les illustrations que lui ont inspiré certains souvenirs.
L’enfance chérie
L’auteure se remémore son enfance campagnarde et ses jeux dans la nature environnante. Mais ce n’est pas la légèreté ni la joie qui dominent le ton du récit. Ce sont plutôt la mélancolie, voire l’amertume.
Car la morale, la conclusion, de nombreux souvenirs exposés est souvent la même. C’était mieux avant. Alors, certes, l’auteure est chinoise, vit toujours à Pékin et dénonce à raison la pollution à outrance de son pays. Comme il s’agit de la Chine, régime autoritaire et aux multiples scandales écologiques et sanitaires connus, on pourrait être tenté de simplement donner raison à Sheng Keyi, c’était mieux quarante ans en arrière. Avant l’ouverture à outrance au capitalisme d’Etat.
Pourtant, je crois aussi que d’autres ressorts sont à l’œuvre ici. Comme pour nous tous, deux biais cognitifs ne peuvent être écartés de ses souvenirs parfois attristés. Le biais du passéisme et celui de négativité.
Le passéisme nous fait préférer le passé au présent. Il est intrinsèquement lié au second biais. Puisque le biais de négativité fait que l’on se concentre sur les événements présents négatifs tandis que ce sont majoritairement les bons souvenirs qui nous restent du passé.
Ainsi, c’était déjà mieux avant au temps des poètes de l’Empire romain !
Un changement de société
Ce que reflète aussi ce texte, c’est un changement de société à marche forcée avec de nouvelles priorités. C’est en quelque sorte un témoignage comme ceux qu’a recueilli pour son œuvre Svetlana Alexievitch La fin de l’Homme rouge. Une société déjà chamboulée par Mao qui a fait un nouveau saut dans le capitalisme et la recherche effrénée d’argent et de prospérité.
La jungle qu’était la Russie pour les simples citoyens au tout début des années 90 a des similitudes avec la Chine qui continue de se métamorphoser aujourd’hui.
Sheng Keyi dénonce l’assèchement et la pollution des cours d’eau à la campagne. Bien sûr, elle a raison, c’est un drame écologique aux conséquences dramatiques.
Mais lorsqu’elle déplore le développement des campagnes, routes, bâtiments etc. Ou la préférence que les gens donnent à gagner de l’argent plutôt que de se cultiver, peut-on simplement vouloir un société bucolique arcadienne ?
L’argent comme veau d’or dépasse les frontières chinoises évidemment. Mais dans un contexte de grande pauvreté, si l’on suit la pyramide de Maslow, il est naturel que les personnes cherchent à améliorer leur train de vie avant de s’intéresser à des considérations plus complexes, comme l’accès à la culture.
L’émerveillement au rebut
L’auteure pointe du doigt aussi, le fait que la relation de l’Homme à la nature s’est brisée en Chine. Dans la lignée de son regret de voir le quotidien se résumer à gagner de l’argent et regarder la propagande de la télévision d’Etat, Sheng Keyi démontre ce non intérêt pour la nature dans cet ouvrage.
Sur cet aspect, il est évident et dommage de constater que ce lien défait est le lot de la plupart de nos sociétés modernes.