Résumé
La Sicile au XVIIIᵉ siècle voit se dresser contre son Vice-Roi deux oppositions : celle de la noblesse qui ne veut rien perdre de ses privilèges et celle de quelques jeunes libéraux, disciples de Rousseau et de Voltaire, qui rêvent de révolution. Pour asseoir ce pouvoir royal contesté, l’ambitieux abbé Vella tire d’un vieux manuscrit musulman une histoire fantaisiste de la Sicile qui ruine les prétentions des nobles. Un tableau véridique et cruel de la Sicile en proie aux abus conjugués de l’aristocratie et du clergé.
Le contexte historique
Le récit commence en 1782 à Palerme. L’île fait partie du Royaume des Deux Siciles, avec la cour et le roi à Naples. C’est un vice-roi qui est désigné par le monarque pour administrer l’île.
En cette fin de XVIIIe siècle, les idées novatrices des auteurs des Lumières se diffusent en Europe et l’on sent une certaine porosité des élites politiques envers quelques-unes de leurs idées.
Leonardo Sciascia illustre comment, à cette époque, le souvenir de l’Inquisition sicilienne est devenu sinon tabou, du moins problématique. Le vice-roi donne en effet l’ordre de brûler les archives. De même, la noblesse va être obligée de contribuer plus largement aux impôts du royaume et les comportements “traditionnels” des nobles comme les duels etc sont sévèrement punis.
Une arnaque aux multiples facettes
L’auteur fait le récit jubilatoire, et purement fictif, de la mise en œuvre d’une arnaque par le personnage principal, le chapelain Vella.
Ce religieux d’origine maltaise ne gagne pas assez avec sa petite charge ecclésiastique pour vivre comme il l’entend. L’auteur nous montre tout de suite l’hypocrisie du personnage car il se fait payer pour interpréter les rêves afin de révéler les chiffres du loto. Le lecteur se fait aussitôt une idée sur ce prêtre sans foi ni loi, rusé et avide d’argent.
Comme il comprend un peu l’arabe, c’est lui que l’on charge de s’occuper de l’ambassadeur du Maroc lorsque celui-ci arrive à Palerme. L’archevêque de la ville, féru d’histoire médiévale, profite de la présence du diplomate pour lui faire examiner un texte en arabe de sa bibliothèque. Il espère que ce soit un texte précieux sur la Sicile du XIIe siècle.
Le texte n’est en fait que le récit de la vie du Prophète, mais Vella voit tout de suite son intérêt. Il ment et “traduit” qu’il s’agit bien d’un texte exceptionnel sur les origines de la royauté normande en Sicile.
La Sicile au XIIe siècle
Au Moyen Âge en effet, une expédition de nobles Normands s’embarque du nord de la France pour aller conquérir la Sicile, alors sous domination musulmane.
L’expédition est un succès et c’est une royauté catholique qui prend le pouvoir sur l’île.
Les différentes influences culturelles qui ont forgé le patrimoine de la Sicile sont encore visibles à Palerme. De nombreux bâtiments permettent de voir l’architecture mauresque en vogue jusqu’à l’arrivée des Normands.
Le Conseil de Sicile
Le chapelain va donc s’atteler d’arrache-pied à traduire ce texte arabe encore inconnu, en réalité il va tout inventer. Mais en restant au plus près de la réalité historique. L’ironie du texte réside aussi dans ce travail colossal que Vella est décidé à produire pour une simple arnaque pour s’assurer un train de vie plaisant.
L’auteur détaille l’étude qu’il fait des ouvrages historiques sur l’époque, les généalogies des familles nobles, même des ouvrages de linguistiques puisque Vella invente une nouvelle langue ! La traduction donne donc ce texte entièrement faux Le Conseil de Sicile.
Un texte qui parle des droits de la noblesse au Moyen-Age, ce qui devient une arnaque dans l’arnaque. En effet, Vella se fait payer par les plus grands nobles de l’île pour “découvrir” dans le texte arabe original une parenté avantageuse, un titre honorifique supplémentaire etc. Leonardo Sciascia dépeint comme personne tous ces comportements humains mesquins, égoïstes et qui font rire jaune.
J’adore les récits détaillant des impostures historiques ou artistiques, c’est le même procédé chez Umberto Eco dans Le Cimetière de Prague ou bien même dans un autre registre, dans la première enquête de la série L’Art du Crime.
Cette traduction assure prospérité et respect à Vella, promu abbé avec le succès. Et il ne s’arrêtera pas en si bon chemin…
Une réflexion poignante sur les idéaux des Lumières
Cette nouvelle est découpée en trois parties. Les deux premières sont vraiment centrées sur Vella et ses arnaques de grand joueur, il multiplie les coups de dés. Mais la troisième partie est véritablement différente. La focale change, c’est le retour à la brutalité de la réalité.
Nous sommes en 1792, la Révolution française a eu lieu. Les idéaux des Lumières ne font plus réfléchir les monarques éclairés en Europe. Ils font peur, tout le monde craint la contagion du modèle français.
Les comploteurs libéraux, que l’auteur n’aborde qu’en creux au début du récit, vont être arrêtés et torturés pour dénoncer leurs complices. Vella passe au second plan, c’est la torture qui devient le sujet de cette dernière partie.
C’est un véritable plaidoyer que donne l’auteur contre la torture, dénonçant l’hypocrisie de se réclamer de la justice et de la loi en recourant à des méthodes pareilles. Selon moi, le propos dépasse le cadre de la fiction. C’est l’humanité qui est mise face à ses contradictions dans une lumière crue et implacable.
C’est souvent le cas avec Leonardo Sciascia, il est impossible de se soustraire à son regard. Il ne fait que rapporter la réalité qu’il demande au lecteur de regarder en face.
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