Résumé
Le quotidien de Rika, jeune journaliste ambitieuse mais surmenée, est bouleversé quand elle rencontre Manako, une femme accusée d’avoir assassiné trois de ses amants.
Pleine d’assurance, Manako ne cache pas son amour pour la cuisine somptueuse grâce à laquelle elle a su garder ses hommes. Rika veut à tout prix l’interviewer, et Manako y consent à condition que celle-ci se plie à ses demandes culinaires. Fascinée par ce personnage, Rika accepte.
Mais en changeant de régime alimentaire, elle gagne quelques kilos et pour la première fois, subit le regard des autres. Entre emprise et velléités d’indépendance, Rika va mener son enquête sur le passé trouble de Manako, tout en prenant conscience des injonctions de la société à l’endroit des femmes.
Un roman au-delà des genres
C’est sûrement ma plus grande surprise littéraire de l’année. Avec Le beurre de Manako, l’autrice Asako Yusuki dévoile une œuvre aux multiples facettes. En effet, à première vue on peut imaginer un récit cocon, avec la cuisine, ses sensations et ses bonnes odeurs en fil rouge. Ou alors une enquête dans les règles de l’art sur une meurtrière. Ou peut-être, un récit pour mettre en lumière le regard de la société sur les femmes.
En réalité, le texte allie ces trois aspects avec brio. C’est un subtil équilibre et c’est ambitieux aussi. Comment réussir à tout faire rentrer dans un même récit ?! Asako Yuzuki a parfaitement rempli sa mission. Donnant naissance à un roman hors normes et qui ne peut pas laisser indifférent.
J’aime bien laisser des post-it au fil des pages, une phrase qui me touche particulièrement, une description etc… Ce livre est littéralement envahi de post-it 😀 On réfléchit, on se questionne, on a l’eau à la bouche… Cette histoire protéiforme m’a conquise.
La féminité, question centrale
J’ai même trouvé à plusieurs reprises des passages qui auraient tout à fait leur place dans un essai féministe plutôt que dans une oeuvre de fiction. Mais cela ne fait pas pour autant “tâche” au contraire. Je pense que la plupart des femmes vont s’identifier, à un moment ou à un autre, au personnage principal, Rika.
Une femme qui a choisi de donner la priorité à sa carrière, même à la trentaine, dans une société japonaise qui pousse encore énormément les femmes à se marier puis à cesser de travailler une fois mère. Mais il est facile de reconnaître ce traitement patriarcal bien au-delà du contexte japonais.
Mais le thème tout de suite universel pour les femmes, ça va être cette fameuse prise de poids. L’héroïne, qui ne prend pas le temps de cuisiner ou simplement de savourer ses repas, change au fur et à mesure. Sous l’impulsion de la meurtrière présumée, Manako, elle découvre à quel point la cuisine peut être riche, réjouissante et chaleureuse. Exit la salade, bonjour le beurre ! Je devrais même dire les beurres… Et bienvenue aux kilos supplémentaires, sous le regard cru, intrusif et mesquin des collègues, amis, amants…
Bien peu d’entre nous sont capables de passer outre les standards de beauté martelés par la presse ou le cinéma. Ainsi, la thématique fait écho à la lecture. Et la façon qu’a l’autrice d’exprimer ces préjugés est très bien sentie. Elle expose, dans un style pur, sans fioritures, les jugements des personnages concernant les femmes et l’incohérence ou la bêtise qui se cachent derrière. Par exemple, accabler une chanteuse de 14 ans de sa prise de poids en pleine croissance… Se permettre de commenter le poids d’une collègue… Les remarques méchantes sur le physique d’un homme éconduit… Tout un tas de comportements problématiques pour ne pas dire autre chose que Rika doit appréhender et contrer.
L’enquête culinaire
Pour le côté profil psychologique de la tueuse présumée, c’est là encore très original. Ce n’est pas une bête enquête policière avec tous les tenants et les aboutissants de ce qu’il s’est passé. L’angle de la journaliste est d’essayer de comprendre et de percer à jour cette femme fatale Manako. Une femme qui ne répond pas aux canons de beauté en vigueur et qui pourtant n’a jamais manqué d’amants.
A travers le rapport de Manako à la cuisine, Rika va naviguer en eaux troubles. Essayant d’en apprendre plus sur cette femme, tout en dévoilant elle-même sa grande vulnérabilité. Ce n’est pas une enquête sans conséquence sur la vie privée de la journaliste. Et cela, au-delà des kilos accumulés en goûtant les plats recommandés par la détenue. Des plats où, bien sûr, le beurre tient le rôle vedette. Pourquoi ? Qu’y a-t-il derrière cet aliment ? Est-il si neutre que cela ? On avance dans l’enquête et l’on s’interroge sur tout !
Au final, Rika suit une sorte de voyage initiatique en même temps qu’elle travaille sur cette affaire. Son rapport aux autres évolue au fil du récit et l’affaire en elle-même ne lui apportera peut-être pas le scoop qu’elle imagine au début… C’est un roman merveilleux, avec des personnages ciselés, ayant des psychologies complexes et parfois insondables. On se laisse absorber avec délice dans ce livre !