Résumé
Elle a trente ans, elle est professeur, mariée à un » cadre « , mère de deux enfants. Elle habite un appartement agréable. Pourtant, c’est une femme gelée. C’est-à-dire que, comme des milliers d’autres femmes, elle a senti l’élan, la curiosité, toute une force heureuse présente en elle se figer au fil des jours entre les courses, le dîner à préparer, le bain des enfants, son travail d’enseignante. Tout ce que l’on dit être la condition » normale » d’une femme.
Une écrivaine hors norme
Annie Ernaux a été récompensée du prix Nobel de littérature en 2022. Ce prix qui vient parachever de nombreux autres au fil des années et qui consacre une écriture indépendante, forte de convictions et à portée plus générale que la banale fiction.
En effet, l’autrice a poursuivi une carrière complète de professeur de français pour ne pas se laisser influencer par les considérations économiques dans son travail d’écriture. Rien que cela, en soi, c’est un choix extrêmement fort. Car il est évident que l’on ne produit pas de l’art de la même façon quand il faut vendre pour vivre ou quand cette passion vient en plus dans la vie ordinaire.
Annie Ernaux se consacre au genre de l’autobiographie mais là encore, sous un angle particulièrement original. Et même un angle qui se dédouble : féminisme et visée à portée universelle. J’entends par là que les textes de l’autrice penchent souvent vers la sociologie. Elle veut comprendre un milieu, l’expliquer, lui rendre sa matérialité à travers les mots. Et le tout sans préjugés, sans idées préconçues, sans clichés.
Issue d’un milieu modeste
Ce qui est magistral dans l’œuvre de cette écrivaine, c’est le récit personnel, charnel car vécu dans sa propre chair, qu’elle donne de son enfance et de sa jeunesse au sein d’une famille des petites classes moyennes. Ce n’est pas le thème central de La femme gelée, mais pourtant elle intègre cette enfance qui vient expliquer la femme trentenaire qu’elle a besoin d’évoquer dans ce texte.
Et je trouve particulièrement pertinent et important l’écriture à propos de cette classe sociale qui n’a que rarement le beau rôle dans la fiction, tous médias confondus. Dans notre époque, on a surtout l’habitude de voir résumés ces personnes en un monobloc. La France des gilets jaunes, des ronds-points, les sans-dents selon l’expression de l’ex de François Hollande. Une violence, tant symbolique que réelle, frappe les classes populaires. Sans pour autant leur donner la parole. Des journalistes font parfois des articles en leur tendant le micro, quelques sociologues en font le centre de leur travail de recherche comme Benoît Coquard. Et en art ?
Je n’ai même pas envie de détailler les ramassis de clichés potaches et gras qu’on peut trouver au cinéma. En littérature, hormis quelques auteurs militants comme Annie Ernaux ou bien Edouard Louis… Les histoires de princesses se vendent toujours mieux que le récit de la violence et de la réalité parfois dure des classes populaires.
Un moment de vie inégalitaire
Dans La femme gelée, c’est donc le récit du moment des études, de la mise en couple, du mariage, du début de carrière et de la naissance d’un enfant. Une période pas universelle mais presque. Mais l’aspect vraiment universel, c’est le pas que va prendre l’avenir de l’homme sur celui de cette femme, l’héroïne. L’inégalité de genre saute aux yeux, encore plus vive que le cadre est celui des années soixante. La narratrice, et combien de femmes comme elle, doit cuisiner pour deux, mettre ses études en veilleuse une fois l’enfant né. Car tout repose sur ses épaules.
Ce récit illustre aussi merveilleusement la large différence qui existe souvent entre le féminisme professé par les hommes et la réalité qu’ils figent dans leur couple. Dans l’idée, oui, bien sûr, il faut l’égalité entre les femmes et les hommes. Mais quand j’ai faim, je m’attends à être nourri. Quand je travaille, j’estime ne pas avoir à m’occuper du bébé, etc.
Au fil de la lecture, j’ai beaucoup repensé au roman de Ava Olafsdottir Audur Miss Islande. Là aussi, dans les années soixante, une femme va geler petit à petit dans son nouveau rôle de mère au foyer. Ce n’est pas l’héroïne du roman qui, elle, échappera à ce destin normé. Mais c’est la meilleure amie de celle-ci. Perdue dans la solitude de son appartement, épuisée par son premier enfant, encore une envie d’écrire mais qui sera rapidement tarie par les remarques du mari et les contraintes de la vie quotidienne… Le destin de ce personnage m’avait brisé le cœur.
Et j’ai ressenti la même déchirure en lisant le livre d’Annie Ernaux.
Le bout du tunnel
Mais la beauté de ce récit, c’est aussi de dépasser le déterminisme social qu’on attendait de cette femme, épouse et mère. Elle n’arrêtera jamais de mener sa lutte. Sans bruit et sans fureur, mais avec conviction et détermination.
C’est un récit de l’espoir. Qu’après la pluie vient effectivement le beau temps. Pour peu que l’on se batte pour cela !