Résumé
Dans les années 1980, tous les étés, la scène se rejoue à l’aéroport de Moscou, escale obligatoire au retour des vacances en Géorgie : les douanières fouillent les valises, terrorisent les filles et menacent leur mère, Daredjane, de ne pas la laisser repartir à Paris, lui rappelant qu’ici, elle est toujours soviétique. Mais Daredjane tient à ce que Kessané et sa sœur gardent un lien avec leurs grands-parents et avec son pays natal, qu’elle a quitté pour s’installer en France.
Son mari, Tamaz, finissait par les retrouver et la famille reprenait le cours limpide des jours, dans leur pavillon du Vésinet. Bien longtemps après, Daredjane contemple tristement le portrait de Tamaz, mort depuis dix ans déjà. Elle se sent étrangère dans la belle maison de Kessané, devenue journaliste, à qui elle reproche sa dureté. La mort du père a fait voler en éclats l’harmonie passée, les sœurs, si proches, se sont éloignées l’une de l’autre.
Tout était si simple avant, et si romanesque : le coup de foudre de Tamaz pour Daredjane, venue se produire au Théâtre des Champs-Elysées avec le ballet de Géorgie ; la détermination de la belle danseuse à le rejoindre à Paris ; le premier flirt de Kessané, son aînée, avec ce jeune voisin d’Abkhasie…
Le texte du souvenir
L’autrice Kéthévane Davrichewy est elle-même d’origine géorgienne et je pense que c’est aussi pour cela que les épisodes du récit ayant lieu en Géorgie sonnent aussi juste. Ce n’est pas une vision purement étrangère, un exercice d’imagination. Au contraire, on ressent tout à fait la tendresse et la douceur que revêtent les vrais souvenirs.
Des souvenirs d’ailleurs pas toujours heureux. Comme en témoigne ce passage à la douane qui ouvre le roman et rappelé ici dans le résumé. C’est toujours intéressant de ramener à l’expérience personnelle quelque chose qui, de l’extérieur, semble toujours un peu vague. La dictature. Jusqu’à quel niveau de bassesse peut-elle s’incarner pour les citoyens qui la subissent ? Cet incipit est particulièrement fort.
Le délitement d’une famille ordinaire
Ce court roman se centre donc sur ces trois femmes, la mère et les deux filles. A l’âge adulte, le récit alterne les points de vue de la mère et de l’aînée. La présence de la cadette se fait constamment sentir mais on n’aura pas son point de vue directement. Avec le décès du père, l’harmonie de la famille s’est trouvée brisée. Les failles apparues depuis étaient-elles toujours là, tapies ? Ou bien l’expérience du deuil a-t-elle tout fait chavirer ?
La famille, le plus souvent, c’est ce que décrit avec calme et douceur cette autrice. C’est le choc, ici perpétuel, des points de vue et des ressentis. Sans données objectivables par définition, à qui doit-on donner raison ? Y a-t-il des préférences, réelles ou fantasmées ? Qui sait ? Chacun son avis, sa rancune, son point de vue. Où est la vérité dans ces cas là ?
Chacune, la mère et ses deux filles, estiment être dans le vrai, avoir raison. Un raisonnement dans l’impasse…
Un miroir à taille humaine
J’ai trouvé très poignante cette famille aux liens distendus, aux caractères bornés. Car les familles, c’est aussi cette façon de se parler sans se comprendre, des blessures qui s’ouvrent pour ne jamais se refermer. Le lien du sang ne fait pas tout, les gens restent des individualités. Avoir grandi dans une même cellule familiale ne garantit finalement rien, même pas de passer à côté des jalousies, des rancœurs etc. Avec son style épuré au vocabulaire riche, Kéthévane Davrichewy nous invite à observer ces personnages. Le lecteur peut choisir la posture du juge ou celle plus neutre de l’étranger compatissant et impuissant.
Grandir
On ne pense pas assez que grandir et devenir adulte ce n’est pas seulement changer et affronter le monde extérieur. Quand on évolue, qu’on change, on doit aussi faire face au microcosme de la famille. Et l’apprentissage ultime, après l’école, un métier, les amitiés et les amours, c’est sûrement de retrouver une place en tant qu’adulte dans une famille composée d’autres adultes. Chacun son histoire, ses rêves, ses angoisses. Et les liens de l’enfance ne restent pas immuables. Devenant adultes, les deux sœurs ont dû se réajuster face à leurs parents, puis face à leur mère devenue veuve.
L’expérience intime du deuil
La mort du père a-t-elle était le révélateur de problèmes ou bien le deuil a-t-il broyé la famille entière ? Idéalement, on imagine toujours que les gens se soudent dans les épreuves difficiles. Mais Nous nous aimions aborde au contraire ce qu’il se passe dans l’autre cas.
On referme le livre avec des émotions partagées. On ne sait pas qui a raison parmi les personnages. Est-ce forcément du gâchis la distance entre les deux sœurs adultes ? Les liens familiaux sont-ils vraiment censés résister à tout ?
Ce roman est là comme une mise en lumière merveilleuse de cette réalité difficile et parfois douloureuse quand des gouffres béants s’installent.
Un commentaire