Résumé
Stéphanie, mannequin mondialement célèbre, vient accomplir son office dans le golfe Persique. D’hôtels de luxe en palais du désert, pourquoi faut-il que partout où elle passe elle croise des têtes fraîchement coupées ? Rousseau, agent de la C.I.A., devine derrière ces massacres l’odeur du pétrole et de la graisse à mitrailleuse… Romain Gary s’était amusé à publier ce pastiche de roman d’espionnage sous le pseudonyme de Shatan Bogat. Il nous offre un festival d’humour noir, un divertissement aux multiples rebondissements, toujours réjouissants.
L’exercice du pastiche
Dès la première page du roman, on comprend où l’on met les pieds. C’est un incipit fabuleux qui plonge directement le lecteur dans l’univers du récit. L’auteur accumule d’emblée tous les clichés sur “l’Orient” fantasmé par l’Occident. Les Mille et une Nuits, Aladin, les palais, les oasis etc. Et en même temps, le ton léger et humoristique s’impose déjà. Le narrateur expose ces lieux qui font rêver comme l’Arabie, Tombouctou mais rappelle que la réalité n’a souvent rien à voir avec le paysage mental. Ainsi Stéphanie est allée à Tombouctou, elle se souvient surtout des mouches. La punchline fait mouche et le lecteur vient de signer le pacte narratif avec Romain Gary. En avant pour une satire du roman d’espionnage.
Le nid d’espions contemporain
Certes le ton de la narration est léger, souvent les personnages rient ou sentent l’ironie des situations. Mais pour autant, l’histoire d’espionnage est très bien menée. Peut-être même trop bien, au sens où cette aventure rocambolesque pourrait simplement paraître tout à fait plausible. Commettre l’horreur au nom de l’idéalisme ou au nom de l’argent, les manœuvres politiciennes, les ambitions dévorantes… Où suis-je trop cynique ? 🙂
L’intrigue sonne d’autant plus vraie aux oreilles du lecteur que le récit est enchâssé dans l’actualité de l’époque. On est au début des années 1970, c’est toujours la guerre froide, le mouvement des non-alignés, le premier choc pétrolier. Mais aussi, le Watergate, les instabilités entre puissances au Moyen Orient, l’Arabie Saoudite contre l’Iran (déjà), la guerre au Yémen (déjà…), les chiffres et les rouages des ventes d’armes…
Mieux vaut en rire
Comme souvent chez Romain Gary, l’humour dans le ton est aussi là pour distancier la dureté des événements. C’est la doctrine du “mieux vaut en rire qu’en pleurer”. Car le fond du récit est tragique, qu’on ne s’y trompe pas. L’ironie vient en quelque sorte apaiser les plaies, comme dans Lady L quinze ans plus tôt. Dans les deux romans, l’auteur épingle les idéalistes, les puristes, prêts à tout pour défendre la pureté de leurs idées ou le bien commun. Mais dans Les têtes de Stéphanie, ce ne sont pas les grands courants d’idées qui sont étrillés. Romain Gary ironise sur la communauté internationale. Satisfaite d’une “transition démocratique” tant que les nouveaux maîtres choisissent le camp occidental et ne touchent pas aux biens de leurs ressortissants et entreprises sur place…
Et bien sûr, les grandes puissances vendeuses d’armes sont mises en face de la contradiction suprême : comment vendre ce matériel et prôner la démocratie et les droits humains ?
Avec le personnage de Rousseau, agent de la CIA, c’est aussi la politique extérieure des États-Unis qui est tournée en dérision. Les ventes d’armes donc, mais aussi cette fâcheuse habitude d’aller se mêler des affaires intérieures d’autres pays. La remarque d’un autre personnage sonne étrangement a posteriori :
“Les Américains ne sont déjà ridiculisés suffisamment au Vietnam et à Cuba sans qu’il soit indispensable pour eux de se faire également botter le cul dans le golfe Persique” Et donc guerre du Golfe, Afghanistan, Irak… C’était peut-être indispensable pour les ventes d’armes finalement ? 😉
La complexité du monde
Au fil de ce roman, finalement tout le monde en prend pour son grade. Rien n’est tout blanc ou tout noir, on reste dans le gris. Et il y a au moins cinquante nuances de gris ah ah ! Cette écriture c’est aussi la compréhension du monde par un diplomate, ancien militaire par-dessus le marché. Les paradoxes, les compromissions, la tambouille des relations internationales, tout est là. Le personnage de l’ambassadeur américain est particulièrement drôle. Il ne s’anime qu’en cas de mauvaises nouvelles, synonymes pour lui de travail et réunions au sommet. La paix est tellement plus ennuyeuse… Tout cela forme un roman divertissant de bout en bout.
L’optimisme, marqueur fort de Gary
Toutes les remarques ci-dessus ne doivent pas laisser à penser que le texte transpire le cynisme et la lassitude. Malgré les tragédies, les magouilles, l’auteur fait prévaloir ce qu’il y a de plus beau dans l’Humanité. Les émotions. La scène symbolique en cela reste pour moi le sauvetage en plein désert de Stéphanie par Rousseau. En évitant de vendre la mèche sur quoi que ce soit, on peut déjà dire que c’est la scène classique par excellence du roman d’espionnage. Toujours la figure surannée de la demoiselle en détresse et de l’Action Man sauveur.
Le lecteur sourit à la lecture du bilan que Rousseau fait de lui-même à l’issue du sauvetage. Il a suffi que cette femme déterminée surgisse dans son monde et qu’il la tienne dans ses bras à ce moment-là, pour qu’il se rende compte d’une chose. La sentir contre lui a fait renaître en lui des trésors de tendresse et de sollicitude que toute sa carrière d’espion n’a pas réussi à annihiler. “Un échec en somme” résume le narrateur.
C’est l’humanité qui trouve encore une fois une façon pour exister, face au chaos et aux atrocités.
Romain Gary célèbre cette force vitale dans nombre de ses ouvrages, un optimiste dans l’âme. 😀
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