Résumé
En plein bush australien, John Iredale, jeune boss de la station de Tilfara, doit remplacer son cuisinier chinois qui s’apprête à rejoindre sa terre natale. Mais l’arrivée de Susie, la nouvelle gouvernante, va faire vaciller un univers qui avait pourtant tout d’un nouvel Éden… Ambitieuse, trop belle pour servir et furieuse de se voir supplanter par une jeune épouse, Susie sacrifie son âme à sa soif de vengeance.
Un auteur français en Australie
La vie de Paul Wenz est assez exceptionnelle pour son époque. Originaire de Reims, il travaille pour l’entreprise lainière de sa famille et découvre ainsi les quatre coins du monde dans ses voyages. Mais c’est en Australie qu’il va poser ses valises au tournant du XXe siècle. Comme son personnage principal, John Iredale, Paul Wenz est devenu un propriétaire terrien dans le bush. Il a géré sa propre exploitation, sans cesser d’écrire. De la fiction bien sûr, mais il a aussi rédigé des textes techniques sur l’élevage des moutons notamment.
Ainsi, même si le livre est paru en 1931 en langue française, ce n’est pas un récit de voyageur déconnecté des réalités de l’Australie de l’époque. C’est au contraire une mise en littérature de la vie d’exploitants dans le bush. C’est ce qui rehausse ce récit d’une authenticité non feinte. Le lecteur est happé par le contexte avant de pouvoir se concentrer sur l’histoire qui est développée.
Le roman des sensations
L’atmosphère de ce récit est la clé de voûte de cette lecture. Les descriptions de la nature et du climat dans ces grandes étendues du far west austral rendent palpable les décors du roman. J’ai choisi ce livre en grande partie pour y faire l’expérience du dépaysement. Et sur cet aspect en particulier, on ne peut pas être déçu.
Le bush de la fin du XIXe siècle, cette nature hostile et encore sauvage malgré les exploitations agricoles qui s’y trouvent, est magnifiquement rendu. C’est probablement l’amour de l’auteur pour sa nouvelle terre d’adoption qui donne ce résultat si saisissant.
On ressent comme si on y était la brûlure du soleil trop dur, la poussière sur le sol aride, les eucalyptus pratiquement millénaires…
Cela permet au lecteur de former des images mentales grandioses, dépaysantes donc et colorées. Mais, pour autant, ces descriptions ne sont pas déconnectées de sens pour la narration globale.
De l’amour à la haine
Le proverbe est célèbre, de l’amour à la haine il n’y a qu’un pas. C’est l’histoire tragique de ce roman. Rendre ce fameux pas visible, si ce n’est compréhensible. Susie est tombée follement amoureuse de son nouveau patron, John Iredale. Mais s’il a pu la désirer un instant, il ne la choisira pas comme épouse. Un amour éconduit que la jeune femme vit comme une humiliation et un affront à faire payer, chèrement payer…
Et ainsi, ces paysages poussiéreux, tannés par le soleil et le manque d’eau, peuplés d’animaux peu réjouissants, prennent un autre sens. Celui de la menace, toujours là, à l’affût dans l’ombre.
L’exploitation d’Iredale est un paradis terrestre au début du roman. Une oasis de verdure, de sources en abondance, possédant un jardin splendide. Jardin symbolisé par ces orangers iconiques qui traversent toute l’histoire, avec leurs fleurs d’un blanc immaculé et leur senteur envoûtante. C’est une bulle protégée des dangers environnants, où la vie s’écoule paisiblement.
Eve, Pandore, etc.
Dans L’Écharde, on peut aussi y voir une allusion aux mythes fondateurs des sociétés occidentales. En effet, ce paradis terrestre va lentement se déliter par la faute d’une femme, Susie. En souhaitant embaucher une gouvernante, Iredale rompt la tradition d’une équipe exclusivement masculine. Il se retrouve en quelque sorte dans la position d’ouvrir la boîte de Pandore, puisque c’est lui qui fait venir à lui la catastrophe. Et Susie incarne bien sûr une Eve des temps modernes. Femme tentatrice, trop rusée, trop désobéissante, elle est bannie de ce paradis terrestre.
Devenant, par sa haine, l’incarnation du mal. Comme les harpies de la mythologie grecque, poursuivant un homme de bien de sa vindicte, à sens unique, jamais rassasiée.
A quoi reconnaître un grand amour ?
Est-ce que tous les amours trouvent leur chemin ? C’est un peu l’interrogation derrière ce texte. Susie semble suivre un chemin bien tortueux et bien sombre. Pour autant, cette vie sacrifiée à vivre de plus en plus difficilement sans cesser de brûler de se venger, n’est-ce pas une preuve d’amour ultime ? Toxique, cela va sans dire.
Ce récit ne laisse pas indifférent, et contrairement à ce que l’opposition des caractères entre Iredale et Susie laisserait supposer, ce n’est pas binaire et sans relief. Susie est la méchante certes, mais elle donne presque le sentiment d’une anti-héroïne. Quelqu’un d’incompris, de pris au piège, qui aurait pu tourner tout autrement.
Et à travers elle, le lecteur suit, avec désolation, les ravages de la haine contre l’amour de sa vie sur tout un environnement.
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