Résumé
Saragosse, 1485. Tandis que le Grand Inquisiteur tente d’asseoir sa terreur, un homme aux manières frustres pénètre le milieu des juifs convertis qui bruisse de l’urgence de fuir. Il s’appelle Angel de la Cruz. Où qu’il aille, un effrayant chien errant le suit. Il est un familier : un indic à la solde du plus offrant. Mais un artiste, aussi.
La toute jeune Léa est la fille du noble Ménassé de Montesa. Orpheline de mère, élevée dans l’amour des livres et de l’art, elle est le raffinement et l’espièglerie. L’esprit d’indépendance.
Dans la nuit que l’Inquisition fait tomber sur l’Espagne, Raphaël Jerusalmy déploie le ténébreux ballet qui s’improvise entre ces deux-là.
Un contexte historique véridique et effrayant
L’Espagne, le royaume d’Aragon plus précisément, à la fin du XVIe siècle. L’Inquisition étend alors son emprise sur le territoire, ciblant en priorité mais non exclusivement (pensons aux “sorcières”, aux hérétiques en tous genres etc) les personnes de confession juive. Dans ce contexte de terreur croissante, de nombreux juifs choisissent alors de se convertir au catholicisme pour échapper aux griffes infernales des inquisiteurs. Mais ils peuvent quand même se retrouver accuser de crypto-judaïsme. C’est-à-dire d’être resté juif en leur âme et conscience et de n’afficher qu’une foi chrétienne de façade.
C’est précisément ce qu’illustre ce roman. Les angoisses de la communauté juive de Saragosse avec l’arrivée de l’Inquisition dans la ville. Certains choisissent de se convertir, tout en négociant leur fuite vers l’empire ottoman quand d’autres, comme la famille de l’héroïne Léa de Montesa, vont choisir de rester, malgré les dangers. Le choix entre s’exiler et tout perdre, ou rester et espérer. L’auteur décrit à merveille cette atmosphère qui s’alourdit tandis que l’Inquisition affirme sa poigne sur la ville et les personnes. L’ambiance de suspicions, de dénonciations, la crainte d’être arrêté. Le lecteur découvre ce moment de bascule entre deux époques, presque de régimes politiques et en tout cas deux conceptions de la vie. C’est très astucieux aussi d’avoir du personnage principal, Angel, un indicateur de l’Inquisition. Il crève la faim, alors c’est un moyen comme un autre pour lui de survivre, mais à quel prix…
La colombe et le crapaud
L’opposition entre les deux personnages principaux est véritablement marquée. Angel, le mouchard qui vit dans le dénuement, avec ce chien horrible, couvert de plaies purulentes. Il côtoie les milieux interlopes de la ville alors que Léa est tout l’opposé. Sa famille est riche, elle est vêtue de riches étoffes, elle arbore des bijoux faits de perles, de diamants… Ils n’auraient jamais dû se rencontrer en temps normal. Mais, justement, les circonstances inquiétantes sur le plan religieux vont permettre de les relier malgré les apparences.
Ennemis par les circonstances, elle juive et lui à la solde du pouvoir, ce qui les rassemble, ce que sait le lecteur mais non les protagonistes durant une bonne partie du récit, c’est leur amour de l’art. L’une réalise des gravures, l’autre dessine au fusain. L’auteur fait de l’art un moyen psychologique pour ses deux personnages de transcender la réalité lorsqu’elle se fait trop macabre et aussi un moyen d’affirmer la liberté d’expression dans une période troublée.
Léa grave des caricatures jugées offensantes par l’Inquisition. C’est sa manière à elle de résister à cet ordre des choses qui s’impose et qui mène à l’obscurantisme : exécutions publiques, autodafés, interdiction de toute forme d’art. Le lecteur suit avec inquiétude jusqu’où sont prêts à aller ces personnes éprises de liberté pour tenter de faire entendre leur voix. Le roman n’est pas exempt d’une certaine gravité, l’art ne peut pas réellement corriger la réalité. Ils l’apprendront à leurs dépens…
Un récit sensoriel
Pour moi, un autre point fort du récit, au-delà de son thème poignant, réside dans la capacité de l’auteur à nous transporter au cœur des péripéties par l’utilisation des descriptions et des sensations. C’est vraiment un aspect marquant et ciselé de l’écriture de La Rose de Saragosse. On est avec Angel dans un tripot, dans sa mansarde dont le seul chauffage provient du conduit de cheminée, on veut se poser dans un coin de la bibliothèque familiale de Léa pour feuilleter quelques ouvrages… Chaque décor est dépeint avec soin, on en perçoit les bruits, les odeurs, les couleurs. C’est un vrai voyage qui enrichit le texte et donne encore plus de texture à la narration.
C’est un roman historique d’une grande finesse, abordant ce moment particulier de la fin du Moyen-Age où la religiosité et les bigots reprennent le dessus sur les avancées techniques et artistiques observées jusque là. Les personnalités atypiques de Léa et Angel font encore davantage ressortir les absurdités des autorités. D’abord en Espagne, l’Inquisition gangrènera une bonne partie de l’Europe. L’auteur nous propose un regard épris de liberté mais réaliste, qui doit plier face aux coups du destin pour ne pas casser.
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