Résumé
Dès le réveil, été comme hiver, le temps parisien entre par la fenêtre du Narrateur, frontière entre le monde et l’intime. « Ce fut surtout de ma chambre que je perçus la vie extérieure pendant cette période. » Car, profitant d’une absence de sa mère, il a installé chez lui la femme aimée, Albertine, passagère clandestine qu’il tient cachée et surveille à chaque sortie, dans la crainte qu’elle lui préfère tel autre homme ou telle femme. Comment la retenir ? Faut-il dorer la cage du bel oiseau, cadeau après cadeau, dans une débauche de luxe ? Renoncer pour elle à sortir, à voyager, à vivre, en se consumant d’une jalousie sans objet ? Fou d’amour et de douleur, il se fait peu à peu le prisonnier de sa prisonnière. Tandis qu’Albertine devient la geôlière de son geôlier. L’amour est-il la valse mélancolique de deux victimes consentantes ?
La jalousie, ce monstre aux yeux verts
La jalousie, ce monstre aux yeux verts qui produit l’aliment dont il se nourrit… J’écorche sans doute de mémoire cette citation de Shakespeare. Mais je me souviens de l’important : la jalousie est un monstre dévorant. Et Marcel Proust en a fait un roman à part entière.
Comme dans les tomes précédents, la Narrateur a observé, analysé et décortiqué le fonctionnement de sa mémoire, les manières du monde, l’homosexualité… Dans ce cinquième opus, en avant pour disséquer la jalousie, ses ressorts, ses douleurs. Bref, sa vie, son œuvre !
En avant donc, et il faut quand même bien s’accrocher 🙂
Car, comme évoqué dans le résumé, Marcel Proust et son Narrateur font de la jalousie une facette irréductible de l’amour. Hum… Vraiment ? L’époque a changé…
La masculinité toxique
Il faut toujours bien sûr remettre une œuvre dans son contexte, dans son époque, et savoir prendre du recul. Normalement ce petit mouvement de la réflexion se fait sans trop y penser. Mais dans ce texte, j’avoue qu’il m’a fallu me le rappeler souvent !
En tant que lectrice, féministe et toujours choquée des chiffres de féminicides, il m’a été très difficile de rester apaisée dans ma lecture.
Bien sûr, l’écriture est toujours aussi monumentale, il y a des passages percutants et beaux comme un tableau de maître. Mais le fond du discours m’a posé plusieurs fois problème. Car ce Narrateur chétif, malade et rêveur révèle une autre face de sa personnalité. Et selon les critères de 2024, ce petit monsieur est un affreux macho dominateur et écrasant. De la même trempe que ceux qu’on retrouve coupables de faits divers…
Albertine est donc enfermée chez lui, ne sort que sous surveillance, le Narrateur se donne beaucoup de mal afin d’étendre toujours plus sa surveillance. Vérifier des déclarations du passé, contrôler des rencontres qui pourraient advenir… Un grand malade ! Et d’ailleurs, un passage a confirmé cette toxicité.
Le Narrateur justifie sa jalousie par les penchants lesbiens qu’il prête à Albertine et au fait qu’elle lui ment beaucoup. Mais comment pourrait-elle faire autrement avec un type pareil, qui tord chaque phrase, chaque acte ? Bref… Le Narrateur se retrouve à déclarer les trois options de sortie d’une relation pareille. Son suicide, sa ruine financière ou bien tuer Albertine… Effectivement, à ce niveau de jalousie maladive, de volonté de contrôle de tout je ne vois pas d’autre issue moi non plus.
Et la masculinité dépeinte est véritablement problématique au-delà de la jalousie. Car, quand il est à peu près calme, que rien ne se passe et que tout va bien avec Albertine… Eh bien il s’ennuie avec elle, n’a pas envie de passer du temps avec elle, regrette le temps où elle lui faisait envie à Balbec… Il affirme à plusieurs reprises ne pas l’aimer, pas vraiment, pas comme avant etc… Il se sent prisonnier de cette relation qui, grand Dieu, l’empêche de courir après toutes les crémières de Paris. Un beau renversement égoïste et machiste de la situation dans laquelle, lui seul, rend Albertine esclave… Et lui pourrit la vie pour parler franchement.
Un huis clos étouffant
Ce n’était donc pas une lecture facile pour moi, sur le plan des idées. Mais j’ai beaucoup apprécié la structure adoptée par Proust ici. Pour incarner, au-delà des mots introspectifs, cette relation destructrice, il force le lecteur à y assister en huis clos. Hormis une soirée chez les Verdurin et qui possède sa propre trame singulière et son acmé, le lecteur se trouve en position de voyeur.
On est enfermés avec Albertine et le Narrateur dans leurs appartements, dans leur solitude douloureuse, dans tous les non-dits et la claire conscience de la destruction massive à l’œuvre. On étouffe avec eux ! A ce titre, le bruit de la fenêtre ouverte par Albertine est une bouffée d’air pour nous aussi.
Le huis clos prend d’autant plus forme avec les contrepoints fréquents que constituent les références à Venise. Venise, la prochaine obsession du Narrateur et une chose de plus qu’Albertine “l’empêche” de voir. La ville plane au-dessus de cette réalité comme un échappatoire possible mais qui ne vient jamais. Car, finalement, les issues, il faut les trouver dans la réalité et non dans l’imagination perpétuelle !