Résumé
Tabac, coca, quinquina, cacao, gaïac, peyotl, poisons, abortifs… De 1492 au milieu du XVIIIe siècle, les Européens s’approprient en Amérique d’innombrables plantes médicinales. Au moyen d’expéditions scientifiques et d’interrogatoires, ils collectent le savoir des Indiens ou des esclaves pour marchander des drogues, et élaborent avec elles les premières politiques de santé. Dans le même temps, inquisiteurs et missionnaires interdisent l’usage rituel de certaines plantes et se confrontent aux résistances des guérisseurs. Botanique, fraudes et sorcellerie : entre les forêts américaines et les cours du Vieux Monde, ce livre raconte l’expansion européenne comme une colonisation du savoir.
Une thèse en histoire moderne
On ne va pas se mentir, cet ouvrage s’adresse aux passionnés d’Histoire. C’est le travail de thèse de l’auteur Samir Boumediene qui a été publié ici. Il ne s’agit pas d’un livre d’histoire de vulgarisation, ni d’un essai généraliste. Je trouve important de le spécifier d’entrée de jeu car c’est une lecture scientifique dense qui pourrait décourager si l’on ne s’attend pas à un contenu académique très fouillé et très précis. Samir Boumediene a fait un travail colossal. Et en consultant des archives dans de nombreux pays, il a pu mieux croiser ses sources.
Pour autant, ce qui frappe avec cet objet livre et de manière plutôt inattendue, c’est que c’est une très bel objet 🙂 Le propos est ainsi ponctué de pages entières dédiées à des archives iconographiques. Ce sont des reproductions de pages de Codex de l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles), des planches botaniques, des eaux fortes etc. Au-delà d’une respiration appréciable dans la lecture du texte, ces archives permettent de donner plus de vie pour le lecteur à ce qui est évoqué.
Un point de vue moderne
Dès l’introduction, l’auteur présente et justifie son choix fort : parler de colonisation. Il ne se positionne pas du tout dans ce champ d’études académiques qu’est l’histoire connectée. Ce sont des travaux comme ceux de Serge Gruzinski par exemple, qui se penche sur les interactions entre différentes cultures à cette même époque moderne. J’avais sûrement acheté ce livre avec cet a priori de voir les intersections entre des sociétés aux traditions diverses.
Mais avec cette introduction franche et ce parti pris assumé, l’auteur nous invite à réfléchir avec lui. Où était l’échange quand les Européens s’accaparaient tout ce savoir ancestral sur les plantes médicinales ? Où est le creuset, le melting pot rêvé pour des populations vaincues et soumises ? Le courant de l’histoire connectée garde sa validité, les travaux mettent par exemple en lumière des syncrétismes culturels qui méritent aussi d’être mis en lumière. Mais cette thèse rappelle d’emblée que la majorité de ces mélanges, ces “partages” ont été imposés de force par les colonisateurs.
Mieux comprendre l’actualité
Cette thèse est aussi venue éclairer sur le temps long une tendance toujours à l’œuvre. Les peuples autochtones ont encore aujourd’hui les plus grandes difficultés à faire valoir et surtout à faire respecter leur propriété intellectuelle sur les plantes. Ces végétaux sont encore recherchés et convoités aussi bien par le secteur pharmaceutique que par le secteur cosmétique. Face à ces multinationales, quels sont les recours et les relais des peuples détenteurs de ce savoir ? Les vols continuent et les solutions pour les protéger ne suffisent pas.
C’est la grande force des ouvrages d’histoire académiques selon moi. Permettre de mieux contextualiser un phénomène, de mieux comprendre ce qu’il se passe autour de nous. Il n’y a pas situation qui ne puisse bénéficier de connaître les ramifications dans le temps long.
Les nouvelles plantes indispensables
L’auteur nous permet de découvrir l’origine de ce qui a constitué une révolution de la pharmacopée en Europe. Grâce à certaines plantes américaines, la pratique de la médecine a fait un bond de géant. L’exemple emblématique est celui du quinquina, dont l’écorce est fébrifuge. Sur un continent où l’on meurt massivement du paludisme et d’autres formes de fièvres, cette écorce est devenue une panacée.
Même les pratiques d’agrément européennes doivent tout à cette colonisation du “Nouveau Monde”. Le tabac comme le chocolat chaud étaient ancestralement utilisés pour des rituels religieux (il y a des planches iconographiques magnifiques là-dessus), de l’autre côté de l’océan, les deux vont inonder les cours royales mêlant nouveauté et exotisme.
Les plantes qui n’ont pas fait le voyage
C’est sûrement la partie de l’ouvrage la plus ambitieuse. L’auteur se concentre sur les plantes que les autorités, les inquisiteurs, ont refusé d’importer en Europe. La coca, le pulque sont les deux exemples emblématiques sur lesquels l’auteur a pu trouver des sources malgré tout. Ces végétaux à effet psychotrope ont subi les interdits des colonisateurs mais les rituels ancestraux ont continué dans la clandestinité. La religion catholique est venue peser de tout son poids pour tenter de “discipliner” des pratiques coutumières que les inquisiteurs récusaient. Les végétaux utiles aux Européens devaient dévoiler leurs secrets tandis que ceux structurant des pratiques jugées païennes devaient disparaître.
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