Résumé
« Toutes ses facultés d’aimer, de se donner, de souffrir, d’espérer, la cuisine s’en était emparée bien avant que je la rencontre, et le peu de ces ressources d’amour qui parvenait à se détourner de la cuisine allait à sa fille. » Un ancien commis de cuisine raconte la vie et la carrière de la Cheffe, une cuisinière qui a connu une période de gloire, dont il a longtemps été l’assistant – et l’amoureux sans retour. Au centre du récit, la cuisine est vécue comme une aventure spirituelle. Non que le plaisir et le corps en soient absents, au contraire : ils sont les instruments d’un voyage vers un au-delà, la Cheffe allant toujours plus loin dans sa quête de l’épure.
Un style à part
Marie NDiaye, prix Goncourt en 2009, a développé dans toute son œuvre un style tout de suite reconnaissable et inimitable. Des phrases amples, une narration ininterrompue, ni même pas par le chapitrage dans ce texte magnifique, La Cheffe. Elle invite le lecteur à découvrir un personnage principal féminin fort malgré les fragilités inhérentes à chaque être humain. Des femmes souvent éprouvées par le destin. Destin qui prend souvent chez l’auteure des accents plus ou moins surnaturels… Et Bordeaux et sa région ne sont jamais absents de ses livres.
Ici, le roman s’ouvre in media res, soit au milieu d’une action déjà en cours. Il faut se laisser porter et glaner les premières indications sur ce qui nous attend dans cette histoire. C’est donc une interview donnée par un cuisinier à propos de son ancienne patronne, une Cheffe renommée. Le récit se fait donc à la première personne et le personnage s’adresse régulièrement au journaliste que l’on imagine présent mais qui n’intervient jamais directement. Ce “vous” c’est presque un dialogue direct entre le second et le lecteur. Pour devancer des questions, des jugements, etc. Cette proximité et la célébrité qui entoure cette figure quasi mythique de la Cheffe explique sûrement l’abolition des noms dans le roman. Le narrateur n’est pas nommé, la Cheffe le sera tardivement et dans un contexte très précis.
Cette Cheffe qui occupe toute la place
Il s’agit donc de retracer la vie et la carrière de cette femme, devenue célèbre dans le milieu de la gastronomie. Mais lecteur part avec un handicap par rapport au narrateur et la personne, journaliste donc, à qui il s’adresse. Eux deux connaissent déjà la fin, les moments de célébrité de la Cheffe, même les plats qui ont fait sa renommée.
Et le lecteur avance dans ce demi brouillard, cherchant à reconstituer le portrait de cette femme d’exception, malgré les épées de Damoclès de brandit parfois au détour d’une phrase le narrateur. On avance à tâtons, c’est presque un mystère à élucider. D’ailleurs c’est ce qu’a fait le narrateur, enquêter. Enquêter auprès de personnes ayant connu la Cheffe dans sa jeunesse, visitant les lieux de son enfance etc.
Le récit de cette vie est parfois entrecoupé de passages évoquant la vie intérieure du narrateur. Nous accédons aux pensées de cet homme qui s’efface devant le génie de son ancienne patronne le reste du temps. Nous voyons se dessiner sa vie, ses failles et une partie de son présent, loin de la Cheffe. Comme la Cheffe s’est passionnée pour la cuisine toute sa vie, lui s’est passionné, éperdument, pour elle. Un amour sans retour, mais ardent. Un amour qui, lorsque tout a vacillé, l’a entraîné dans la dépression, les médicaments et l’alcool.
Le Roman
Une fois la lecture achevée, avec les bribes connues de la vie du narrateur, je pense qu’on lit autrement le titre de l’ouvrage. La Cheffe, roman d’une cuisinière. Le terme roman prend brusquement tout son sens. Car où peut être l’objectivité du récit d’un homme amoureux transi ? Ça m’a fait penser aux chansons de geste du Moyen Age, à cette tradition d’oralité qu’on retrouve sous la forme de l’interview ici. On conte les exploits et les obstacles d’un héros mythifié.
Le narrateur adule toujours cette Cheffe, même après tant d’années. Il indique qu’elle s’est longtemps confiée à lui, pour lui raconter ses débuts, sa créativité culinaire etc. Mais comment en être sûr alors que tout au long du texte, cette Cheffe exceptionnelle est décrite comme secrète, farouche, cherchant à fausser les pistes sur qui elle était vraiment. Elle est “farouche”, “féroce”, un “petit animal”… Dans ces conditions, le portrait est-il fidèle et réaliste ?
Aussi, la relation entre la Cheffe et sa fille sera bien loin des clichés sur la famille. Quelle place pour l’enfant face à la création artistique ? Comment mener de front les vies de mère et de Cheffe ? Et encore, dans ce récit hagiographique de la Cheffe, comment savoir la réalité des relations et des sentiments intimes entre les deux femmes ?
La cuisine, entre état de grâce et créativité
Bien sûr, la cuisine tient une large part tout au long de ce roman. Mais ce n’est pas l’aspect habituel qui est traité. Pas de recettes colorées, d’effluves, de descriptions gargantuesques de mets etc. Non, la cuisine est une affaire sérieuse, qui dépasse l’acte de se nourrir et dépasse la simple satisfaction gustative. Ce que développe Marie NDiaye c’est le processus de création dans la gastronomie.
Ainsi, toute la première partie du roman est consacrée au premier été où la Cheffe a cuisiné pour ses employeurs, en vacances sans cuisinière dans les Landes. Et le surnaturel entre en scène à ce moment-là.
La Cheffe découvre “l’esprit” de la cuisine qui vient l’habiter, dans cette maison de vacances reculée, entourée de pins roussâtres et de sable gris. Les pins tiennent un rôle particulier dans ce moment de révélation pour la jeune cuisinière. Pour moi, ils incarnent le bois sacré comme en Inde ou en Afrique dans les traditions ancestrales. C’est là où se réfugient les esprits, un microcosme refermé sur lui-même et impénétrable. Même le soleil perce à peine.
La cuisinière devient magicienne, jeteuse de sorts, cuisiner et créer pour autrui se révèle être un don insufflé par une puissance extérieure…
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