Résumé
Après soixante-dix ans de marxisme-léninisme, après des millions de morts, après l’implosion de l’URSS, que reste-t-il de l’Homo sovieticus ? Armée d’un magnétophone et d’un stylo, mue par l’attention et la fidélité, Svetlana Alexievitch a rencontré des survivants qui ont vécu la petite histoire d’une grande utopie et témoignent de cette tragédie qu’a été l’Union soviétique.
Ce magnifique requiem fait ainsi résonner des centaines de voix brisées : des humiliés et des offensés, des gens bien, d’autres moins bien, des mères déportées avec leurs enfants, des staliniens impénitents malgré le Goulag, des enthousiastes de la perestroïka ahuris devant le capitalisme triomphant et, aujourd’hui, des citoyens résistant à l’instauration de nouvelles dictatures…
A la fin subsiste cette interrogation : pourquoi un tel malheur ? Le malheur russe ? Impossible en effet de se départir de l’impression que ce pays a été “l’enfer d’une autre planète”.
La somme d’une époque
Dans cet essai volumineux paru en 2013, Svetlana Alexievitch fait œuvre pour la postérité. En effet, elle a recueilli la parole de gens ordinaires entre 1991 et 2012 sur leurs souvenirs du quotidien en Union soviétique.
On connaît les grandes dates qui constituent l’histoire de cet empire. On connaît aussi les ressorts macabres d’une dictature qui a donc fait des millions de morts au XXe siècle.
Mais en Occident, on ne connaît pas la réalité de ce régime politique au niveau des individus. C’est toute la force de ce recueil, découvrir d’autres gens, d’autres histoires, d’autres mœurs.
Alors qu’après une brève phase d’ouverture libérale à l’occidentale dans les années 1990, la Russie s’est peu à peu repliée sur elle-même. Alors que les pays occidentaux l’ostracisent toujours davantage, d’abord par le truchement des sanctions économiques et depuis un an tous azimuts en réponse à l’invasion de l’Ukraine, ce livre est une façon pour le lecteur ordinaire de rencontrer d’autres personnes ordinaires. Qui parlent de leur vie dans un pays qui n’existe plus, ni géographiquement, ni politiquement. Leurs paroles sont les reliques d’un passé qu’on ne retrouve pas dans les livres d’histoire.
Les anecdotes glaçantes
La richesse des propos recueillis par l’auteure vient aussi du fait qu’elle n’a interrogé que des victimes du régime soviétique. Il ne s’agit pas d’une œuvre hagiographique. Cet essai donne la parole à une diversité de témoins qui illustrent tous les aspects de ce que fut l’Union soviétique.
Chaque témoignage est intime, les paroles des victimes nouent souvent la gorge. Mais ce que disent ceux qui ont été les rouages du système de répression aussi. La petite histoire croise la grande. Et le lecteur doit regarder en face aussi ces personnes qui ont assuré le maintien de l’ordre établi de la dictature.
Le gardien de prison qui n’a plus jamais mangé de poisson, car lel poisson mange de tout, y compris les cadavres encombrants. Les séances de kinésithérapie pour les bourreaux et leur tendinite chronique au doigt à force d’exécutions sommaires à la chaîne.
Brusquement, les grandes lignes connues à l’école de purges, d’enfer carcéral prennent une autre dimension. Une dimension à taille humaine, qui oblige à constater ce dont l’homme est réellement capable à longueur de journée. Pour une idéologie.
Le saucisson, produit de première nécessité
C’est la denrée alimentaire qui revient le plus souvent dans les différents témoignages. Le saucisson soviétique semble agir pour beaucoup des témoins cités comme l’aliment emblématique grâce auquel juger la qualité et le coût de la vie quotidienne.
Nombreux sont ceux qui s’y réfèrent pour illustrer la flambée des prix qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique. Cette ouverture brutale et incontrôlée à l’économie de marché a laissé les gens ordinaires démunis. Un pays qui n’existe plus, une importance géopolitique dans le monde réduite à la portion congrue, et la jungle du capitalisme.
Pour quelques “hommes d’affaires” avides et rapides, combien de citoyens laissés complètement sur le carreau ? Parfois sans plus d’emploi, sans assez d’argent pour acheter les mêmes denrées de base que quelques mois auparavant.
L’auteure permet au lecteur de découvrir ce que ces quelques phrases signifient réellement dans la vie des gens.
Comment gère-t-on un effondrement pareil ? Politique, militaire, économique, les passeports à changer… Le logiciel de pensée rabâché par le pouvoir pendant des décennies disparaît presque du jour au lendemain.
Comprendre la nostalgie d’une partie de la population russe
Parmi les témoins interrogés, on découvre aussi des personnes nostalgiques de l’époque de l’Union soviétique. En Occident, généralement ce sentiment est aussitôt dénigré. On ressort les mêmes phrases, les millions de morts, les pénuries, la famine. Et tout cela forme le corpus des faits incontestables de cette époque.
Mais ce que montre parfaitement Svetlana Alexievitch, c’est que les faits ne sont pas forcément ce à quoi se raccrochent les gens, surtout en période de crise économique.
Quand le quotidien ne fait pas de cadeau, que le contrôle de l’Etat a simplement changé de forme mais continue de diffuser activement de la propagande, certains éprouvent de la nostalgie. Pour un pays qu’ils ont le sentiment de mieux comprendre, une époque où leur pays tenait en respect l’autre moitié du monde, une époque où les difficultés matérielles forçait une entraide entre citoyens qui a disparu avec l’arrivée du capitalisme.
Ces ressorts ont une force sur la psychologie qui est indéniable, c’est aussi un aspect de la Russie aujourd’hui et l’auteure reste fidèle à sa mission. Elle en montre toutes les facettes.
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