Résumé
« Je m’appelle Kim Se-Ri, mais je préfère Salomé, je ne peux plus sortir de chez moi à cause de la maladie. J’attends celui, celle qui viendra me raconter le monde. »
Parce que le conte peut faire reculer la mort, Bitna, étudiante coréenne sans un sou, invente des histoires pour Salomé, immobilisée par une maladie incurable. La première lutte contre la pauvreté, la seconde contre la douleur. Ensemble, elles se sauvent dans des récits quotidiens ou fabuleux, et bientôt la frontière entre réalité et imaginaire disparaît.
Un roman qui souffle ses légendes urbaines sur la rivière Han, les boulevards saturés et les ruelles louches. Sous le ciel de Séoul se lève « le vent de l’envie des fleurs ».
La nécessité de la fiction
Dans ce roman, il me semble que l’auteur met en lumière la place centrale de la fiction, du conte, dans nos vies humaines. Les histoires, les mots, ont un pouvoir sur celui qui les reçoit. Les récits fabuleux, au sens étymologique du terme et aussi au sens plus commun, nous nourrissent et nous font avancer. Ce roman n’aborde pas simplement le fait que Bitna se rend chez Salomé pour lui conter des aventures au milieu d’une trame narrative plus large. Non, ces récits inventés sont le cœur de l’ouvrage et le lecteur les suit, les écoute presque, en même temps que Salomé.
Ulysse et Shéhérazade
La parole devient ce flux vital indispensable. Dans cette mesure, ce roman me rappelle les ressorts utilisés dans d’autres œuvres. Je pense tout d’abord à la réécriture de L’Odyssée par Jean Giono. Où Ulysse est ramené à sa simple condition de mortel, volage, jaloux et finalement affabulateur. Toutes les aventures célèbres deviennent sous la plume de Giono des mensonges d’un homme pour cacher son infidélité avec Calypso pendant des années. Cette façon de mêler la vie réelle et d’extrapoler se retrouve aussi chez Le Clézio. Dans ce que raconte Bitna, on ne saura jamais précisément ce qu’il lui est arrivé et ce qu’elle a inventé. Elle entretient ce flou auprès de Salomé.
L’autre figure qui vient à l’esprit en lisant ce roman, c’est bien sûr celle de Shéhérazade. Au-delà des clichés trop langoureux et superficiels sur les Mille et une nuits, il faut s’attacher au destin de cette femme. Elle raconte des histoires chaque nuit pour ne pas mourir, chaque nuit de passée est une journée de plus à vivre. Dans Bitna, sous le soleil de Séoul nous avons aussi cette épée de Damoclès au-dessus de la tête non pas de la conteuse mais de Salomé. Les histoires permettent de s’accrocher à la vie, ou d’en adoucir les derniers moments parfois pénibles.
Mais que ce soit pour elle ou pour l’Ulysse de Giono, raconter des histoires est devenu vital. C’est la même impression qui se dégage de ce roman. C’est vital pour Salomé qui quitte le monde des vivants petit à petit et il semble que cela soit vital aussi pour Bitna, dans la mesure où au moins une partie des récits lui sont personnels et parfois traumatiques.
Une position de force
Ce n’est pas une relation d’égale à égale qui se déroule entre les deux personnages. En effet, Bitna étant le seul lien avec le monde extérieur, Salomé en devient dépendante. Ce pouvoir nouveau impressionne la conteuse. Elle est habituée à subir sans broncher, cette position de force doit être appréhendée. Ce lien de dépendance, je le rapproche de celui que décrit Marie Ndiaye dans La Cheffe, roman d’une cuisinière. Lorsque la jeune cheffe travaille encore pour le couple Clapeau. Elle est leur employée mais par le don qu’elle a de cuisiner, ce couple de gourmets ne peut que s’incliner devant elle. Ils ont besoin d’elle, de la même façon que Salomé. Pour accéder à la richesse, la magie que possèdent ces femmes, il ne reste qu’à fermer les yeux et se laisser guider. En espérant qu’elles n’arrêteront jamais leurs bienfaits. Même si Salomé n’aime pas une histoire, elle préfère l’écouter plutôt que Bitna ne s’arrête. L’ordre des priorités est clairement établi. Tout, plutôt que de perdre cette présence irremplaçable et nécessaire.
Dans Le canapé rouge, on n’a pas cette sensation de relation asymétrique, c’est une amitié qui se noue entre la conteuse et la vieille dame cloîtrée chez elle à qui le personnage principal fait la lecture. Mais pour autant, j’ai repensé à ce livre avec Le Clézio. Cette puissance de l’esprit qui peut continuer de voyager tandis que la maladie ou la vieillesse vous cloue sur place.
Séoul
La capitale coréenne est aussi à l’honneur, bien sûr, dans ce texte qui invite au voyage. Mais pour moi la focale est vraiment sur la force incroyable des mots et de l’esprit. Des histoires qui nous parlent à tous. Où que l’on se trouve sur la planète. C’est un roman qui incarne cet universalisme de la fiction qui nous ramène tous à cette grande communauté très simple des Hommes, rêveurs et créatifs 🙂
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