Mathias Enard, Désir pour désir
“Venise est une magnifique sorcière, un doux poison, une flûte mortelle, la patrie des mensonges et du commerce, des raisins de Corfou, des soieries, du marché du Rialto, des bateaux qu’on voit décharger sur la Riva, des palais et des richesses, des épices, des soldats, des territoires lointains, des intrigues, des pleurs ; Venise du théâtre, de la peinture, de la musique et du danger, des masques et des capes ; Venise des condottieri et de la douane. Venise rotique et religieuse, ouverte et fermée, secrète et puissante, maîtresse des mers, des galères et des caravelles ; Venise de Raguse à Constantinople ; Venise des fondachi et du ghetto, Venise de la bauta, du Bucentaure et de la grâce.”
En 2021, Mathias Enard publie chez Actes Sud un texte pensé et écrit pour accompagner une exposition. “Eblouissante Venise. Venise, les arts et l’Europe au XVIIIe siècle”. Elle a eu lieu au Grand Palais à Paris en 2018-2019. Ce très court roman est une déclaration d’amour pour la ville devenue le cliché ultime pour les amoureux. Mais derrière ce cliché bas de gamme qui ne sert qu’à encombrer les canaux et les ruelles de la ville à presque toutes les saisons, se cache une autre ville… Une ville à laquelle il rend hommage. Toutes les facettes se retrouvent dans la citation ci-dessus. Cette cité qui, au Moyen Age, a dominé l’économie européenne tout en jouant un rôle politique de premier plan. Enfin, une ville richissime qui a utilisé les arts pour asseoir son pouvoir et augmenter encore son prestige. Une ville unique et majestueuse, entièrement gagnée sur la mer.
Qui s’étonnera alors, que la Sérénissime exerce encore et toujours un attrait puissant pour les écrivains ?
Les mystères vénitiens
Je pense qu’on ne peut qu’être émerveillé lorsqu’on visite Venise. Il y a une atmosphère particulière, la ville est animée d’une vie propre. Et il suffit de s’arrêter un moment pour en sentir battre l’âme. Venise peut être la cité solaire, bruyante, qui éblouit par ses ors les étrangers. Mais elle peut aussi incarner la ville repliée sur elle-même, jalouse de ses secrets et nimbée de brouillard. La perception varie en fonction de la météo en quelque sorte. Cette ambiance peut être glauque, au sens premier du mot, avec l’eau des canaux vraiment verdâtre et le gris du ciel qui ternit tout. Et brusquement, de ville pour amoureux transis, la ville devient le théâtre idéal pour des enquêtes retors…
Les meilleures enquêtes
En fouillant dans ma bibliothèque, j’ai trouvé beaucoup de romans policiers situés au cœur de la Sérénissime. Alors certes, mon obsession pour cette ville conditionne mes achats. Ce n’est pas un échantillonnage neutre… Mais quand même ! Il suffit de penser à la reine du roman policier Donna Leon. Plus de trente enquêtes pour son personnage mythique du commissaire Brunetti, un Vénitien pure souche. Et on ne s’en lasse pas. L’auteure qui vit là-bas depuis de nombreuses années va toujours plus loin que d’utiliser la ville comme un simple fond d’écran sympa. Les problématiques propres à la ville ou bien des thématiques de société se retrouvent toujours au fil des enquêtes que le commissaire doit démêler. Et pour les amoureux de la ville comme moi, il y a toujours les rues, les campi, les canaux pour voyager à distance…
J’ai aussi retrouvé Intrigue à Venise de Adrien Goetz. C’est le quatrième opus de sa série suivant les enquêtes de l’historienne de l’art Pénélope. Ici, l’ambiance est moins sombre que chez Donna Leon. L’enquête est prenante mais c’est le côté histoire de l’art qui prédomine et au-delà de la géographie de Venise, c’est l’histoire de ses peintres qui se dévoile. C’est un peu dans le même style que L’Art du Crime, c’est donc une lecture plaisante et agréable.
Metin Arditi, le peintre de la miniature littéraire
Les miniatures sont en art les dessins ornant les manuscrits précieux avant l’âge de l’imprimerie. D’une grande finesse pour la plupart, surtout si l’on pense aux miniatures persanes, elles sont le reflet d’une époque et de la main de celui qui les a tracé. Pour moi, Metin Arditi travaille un peu de la même manière. Et je me régale d’autant plus de le lire lorsque l’action du roman se situe à Venise ! C’est le cas pour Le Turquetto et Carnaval noir.
Le premier ouvrage situe le parcours de cet élève du Titien dans la Venise du milieu du XVIe siècle. Le second donne à lire une enquête passionnante mêlant les agissements d’une société secrète du XVIe siècle et les implications qu’ils ont encore à l’époque contemporaine. Metin Arditi a le don de rendre vivante et palpable Venise dans ses écrits. C’est un plaisir sans cesse renouvelé que de le suivre dans le récit et au cœur de la cette ville magique qui occupe la place d’un personnage omniscient en quelque sorte.
La Venise des Vénitiens
Je dirais que tous les ouvrages cités jusqu’ici, décrivent la Venise passionnément mais comme des étrangers. La ville est belle, sous toutes les coutures et le lecteur s’en donne à cœur joie, au diapason avec l’auteur. Mais pour moi, un auteur a su capter et rendre la Venise intime, la Venise des Vénitiens. C’est Jean Giono dans son ouvrage Voyage en Italie. C’est le récit de son voyage, entrepris avec sa femme et un couple d’amis en Italie. Au début des années cinquante, ils ont fait ce road trip magnifique depuis la Côte d’Azur jusqu’à Florence.
Et bien sûr en passant par Venise. Sous la plume de Giono, Venise s’incarne dans le quotidien. Loin de son histoire grandiose, du carnaval et du pont des soupirs. L’auteur, avec sa prose poétique, nous invite à la table des Vénitiens, avec les crevettes frites, la seiche farcie… On entend sonner les cloches de toutes les églises, on perçoit les odeurs… On rencontre avec lui les garçons de café, les gondoliers et les passants. Venise n’est qu’une étape dans ce récit de voyage plus long, mais il ancre cette ville magique, qui rendait malade le Narrateur de Proust rien qu’en y pensant, dans la réalité.