Résumé
1898 : en pleine affaire Dreyfus, le Paris fin-de-siècle se divise ; mais c’est un tout autre enjeu qui se trame dans la cour d’un hôtel particulier. La parade amoureuse de Charlus et Jupien révèle au Narrateur la « race maudite » des « hommes-femmes », survivants de Sodome et Gomorrhe. Narrateur et lecteurs deviennent voyeurs. Ainsi, en cette après-midi printanière, nous sommes bien loin du charme bucolique de Combray et des intermittences du cœur : l’âge adulte et le trouble des désirs émergent brutalement. Honteuse ou heureuse, « l’inversion » inquiète le Narrateur. Albertine lui est-elle acquise ?
La charnière
En achevant le quatrième tome de la Recherche, j’ai vraiment ressenti un mouvement de bascule. Jusqu’ici on a suivi le Narrateur dans sa jeunesse, dans ses débuts mondains. Avec une place très grande accordée à la description détaillée des autres personnages/types humains, de la scène de théâtre qu’est le monde de l’aristocratie. Mais tout cela est sur le point de changer comme l’annonce le dernier chapitre du récit. L’entrée dans l’âge adulte est consommée, le Narrateur veut épouser Albertine. Le suspense est à son comble pour le prochain tome ! Enfin, dans l’absolu car avec cette œuvre incontournable, même sans l’avoir lue il est difficile de n’en pas connaître les grandes lignes 🙂 On sent que l’on va passer de la description du monde extérieur à des réflexions beaucoup intimes, dans le monde renfermé de l’introspection du Narrateur.
Le travail d’édition
Sodome et Gomorrhe est le dernier volume publié du vivant de Proust. Il a donc pu suivre le travail d’édition jusqu’au bout, apporter des corrections jusqu’au moment des épreuves aussi parfois. C’est sur des indications de ce type que le paratexte devient particulièrement intéressant. En effet, malgré les navettes du texte entre l’éditeur et l’auteur, il est intéressant de noter les erreurs qui figurent tout de même dans la version finale. Des passages qui n’ont pas été insérés à l’endroit voulu par Proust, des changements de dernière minute qui ne suivent pas le manuscrit, etc. C’est voir aussi, au-delà de la fiction à lire, ce qu’a pu être le travail de l’écrivain et de l’éditeur au début du XXe siècle.
Et au-delà de ces variations, toutefois minimes, du texte mais qui en montre le caractère vivant, ce sont les erreurs, les oublis, les coquilles qui ont attiré mon attention. Un personnage qui change de nom, une géographie qui varie… Et surtout, les fameux “comme nous le verrons plus tard”. A de nombreuses reprises le Narrateur nous projette dans l’avenir de son histoire avec des appels de ce genre. Mais souvent, comme le signalent les notes, ce ne sera pas suivi d’effet et le lecteur ne saura donc jamais ce qui avait été brièvement annoncé.
Le monde de l’écriture a changé
Je me permets ici une digression, sans doute cette lecture avec le Maître incontesté des apartés commence à déteindre 😀 Toutes ces erreurs ne gênent évidemment pas la compréhension et se comprennent volontiers au vu de la longueur extravagante de chaque volume. Mais je me suis fait cette réflexion, aujourd’hui Proust ne serait pas publié.
L’industrie du livre penche aujourd’hui pour se ranger dans la catégorie du divertissement. De ce fait, les maisons d’édition, débordées de manuscrits envoyés il faut le dire, ont des critères extrêmement précis. Il faut que le texte fasse entre tant et tant de mots, qu’on puisse en un seul coup d’œil le rattacher à un genre bien défini et bien établi. Rien que là, la Recherche ne coche pas les cases. Mais encore aujourd’hui ce travail en commun de l’éditeur et de l’écrivain à pratiquement disparu. Le texte envoyé à une maison d’édition doit être pour ainsi dire déjà parfait. Pas de coquille, pas d’erreur, pas d’oubli, un résumé accrocheur déjà fait… Bref, il s’agit pour les auteurs de sortir un produit fini. Un produit fini qui se vendra bien, avec un risque financier réduit à la portion congrue.
Heureusement que la rentabilité et l’optimisation n’entraient pas déjà en ligne de compte au début du siècle dernier !
Car c’est aussi le charme du récit proustien, de pouvoir en apercevoir grâce au paratexte les étapes de création. La création littéraire ici s’incarne également dans les quelques répétitions ou coquilles, parce que cela reste un matériau vivant et l’œuvre grandiose et génial d’un être humain, pas d’un robot.
Collection d’amours tristes
C’est aussi ce qui se dégage de ce quatrième tome. A la suite de Swann et Odette, de Saint Loup et Rachel, on va suivre la relation du baron de Charlus et de Morel. Et ces relations malheureuses, parfois tragiques, nous amènent jusqu’à la relation centrale du reste de l’œuvre : le Narrateur et Albertine. Ces amours agissent comme des oiseaux de mauvais augure depuis le premier tome et en achevant Sodome et Gomorrhe on en a la confirmation. Certes, un amour réciproque et heureux aurait sans doute moins marqué l’histoire littéraire et demandé moins de pages 😉