Résumé
Messieurs, Vous avez confié à notre Organisation le soin de lutter contre les oeuvres indésirables. Quand il est impossible de les éliminer à la source, nous les faisons entrer dans des musées, où leur potentiel de nuisance s’épuise de lui-même. Aucune pièce majeure n’échappe à notre vigilance. Nous apprenons aujourd’hui qu’une oeuvre disparue du peintre Konrad Kessler referait surface aux alentours de Genève. La fâcheuse influence de cet artiste n’étant plus à démontrer, notre bureau suisse déploie immédiatement ses agents auprès de toutes les parties prenantes – galeriste, collectionneur, banquier, scientifique – afin de mettre hors de nuire le tableau. Sigma, New York, le 31 mars
Un roman comme exercice du pastiche
Avec Sigma, Julia Deck nous propose un roman qui pastiche plusieurs genres littéraires. A commencer par les romans d’espions, l’autrice y fait un clin d’œil dès la citation en exergue du texte, une citation de John Le Carré, un maître du genre. Elle reprend aussi les codes de l’organisation tentaculaire dans l’œuvre oeuvrant pour le Mal, comme par exemple Spectre dans l’univers de James Bond.
Mais l’autrice pastiche aussi les codes d’écriture du théâtre et du roman épistolaire. Le théâtre d’abord, car elle choisit de faire la liste des personnages et de leur rôle en amont du texte, précisément comme dans la mise en page des pièces de théâtre. Et pour ce qui est du roman épistolaire, Julia Deck nous en offre sa vision. Puisque le récit est purement épistolaire : les différents agents de l’Organisation font leurs rapports à la hiérarchie et la hiérarchie y répond.
L’entre-soi bourgeois
Les marqueurs de l’autrice
Comme souvent dans ses livres, l’autrice propose une satire sociale. Dans Propriété privée, ce sont la bourgeoisie moyenne, les écoquartiers, etc. Dans Sigma, elle déplace son regard un cran plus haut dans la “chaîne alimentaire” et s’attaque à la grande bourgeoisie, entre Paris et la Suisse, entre les banquiers, les actrices, galeristes… C’est ce même univers en vase clos que l’on retrouve aussi dans Monument national.
Dans la lignée d’un chef d’œuvre
Avec un humour noir savamment dosé et une ironie mordante, on se laisse porter par les tribulations des personnages. Ceux-ci croient vivre leur vie à l’abri de tout souci alors que les agents de l’Organisation veillent au grain. Veillent pour quoi ? Pour que tout change afin que rien ne change… Cette phrase du roman m’a tout de suite renvoyée au roman de Tomasi di Lampedusa, Le Guépard. C’est exactement la même phrase et surtout la même ambition de ces nobles siciliens face à l’avancée des républicains. Il faut tout faire, même s’allier avec eux pour s’assurer que leurs privilèges ancestraux ne soient pas entamés.
Un autre monde
L’Organisation Sigma vient aussi incarner les vieux fantasmes de quelques-uns contrôlant le monde depuis les coulisses du théâtre mondain. Sauf que souvent dans le récit, on développe plus de sympathie ou d’empathie pour les agents à la solde de cette organisation secrète qu’à l’égard des personnages qu’elles aiguillent discrètement. Avec le banquier d’affaires qui n’arrive plus à réfléchir si les résumés de ses dossiers sont trop longs… La galeriste qui n’en peut plus alors qu’elle fait tout faire par son personnel, chez elle et au travail… Galeriste qui, par snobisme, a modifié son nom pour Elstir, le même que le peintre dans A la recherche du temps perdu…
Les arts mis sous cloche ?
Il est agréable aussi au fil de la lecture de réfléchir à la vision de l’art que le roman met en avant. L’art, cette dimension de la vie humaine si explosive et suggestive qu’une organisation mondiale a vu le jour pour s’assurer de le neutraliser. Mais même sans Sigma tirant les ficelles du monde bourgeois, est-on cent pour cent dans la fiction ?
Se regarder le nombril
A ce titre, les passages consacrés à l’actrice en plein ascension professionnelle sont très révélateurs. Le fait de faire primer le divertissement sur tout autre volonté dans un film, les compromissions des acteurs “engagés”… Et comme clou du spectacle, la présentation publique de ces figures mythifiées des actrices ! La parodie de l’entretien dans Paris Match m’a fait beaucoup rire tant il est juste ! Des femmes qu’on idéalise, qui adaptent leurs réponses pour correspondre à cette image éthérée, oui oui je vis d’amour et d’eau fraîche uniquement…
La vision des artistes
Mais plus largement, la recherche de ce tableau perdu nous invite aussi à réfléchir au contexte de production des œuvres qui sont aujourd’hui dans les musées. Que souhaitait l’artiste ? Que cherchait-il à travers ses productions successives ? Etre exposé dans un musée n’était pas le but visé et c’est intéressant d’y repenser.
Ce livre interroge d’ailleurs de façon globale la validité des musées pour recevoir les œuvres. Bien sûr, c’est une fiction mais j’aime bien pousser un peu les réflexions qui s’y développent et interroger mon rapport avec le sujet décrit. Et le détour par les boutiques des musées, pour y trouver magnets, marques page et autre tapis de souris… Le tout made in l’autre bout du monde et vendu hors de prix… N’est-ce pas en quelque sorte une façon de neutraliser les œuvres ? Elles deviennent mainstream, tout le monde voit à peu près le tableau mais pas toujours le peintre…