Résumé
L’implosion de l’URSS a remis l’histoire en mouvement. Elle avait plongé la Russie dans une crise violente. Elle avait surtout créé un vide planétaire qui a aspiré l’Amérique, pourtant elle-même en crise dès 1980. Un mouvement paradoxal s’est alors déclenché : l’expansion conquérante d’un Occident qui dépérissait en son coeur.
La disparition du protestantisme a mené l’Amérique, par étapes, du néo-libéralisme au nihilisme ; et la Grande-Bretagne, de la financiarisation à la perte du sens de l’humour. L’état zéro de la religion a conduit l’Union européenne au suicide mais l’Allemagne devrait ressusciter. Entre 2016 et 2022, le nihilisme occidental a fusionné avec celui de l’Ukraine, né lui de la décomposition de la sphère soviétique. Ensemble, OTAN et Ukraine sont venus buter sur une Russie stabilisée, redevenue une grande puissance, désormais conservatrice, rassurante pour ce Reste du monde qui ne veut pas suivre l’Occident dans son aventure. Les dirigeants russes ont décidé une bataille d’arrêt : ils ont défié l’OTAN et envahi l’Ukraine.
Mobilisant les ressources de l’économie critique, de la sociologie religieuse et de l’anthropologie des profondeurs, Emmanuel Todd nous propose un tour du monde réel, de la Russie à l’Ukraine, des anciennes démocraties populaires à l’Allemagne, de la Grande-Bretagne à la Scandinavie et aux États-Unis, sans oublier ce Reste du monde dont le choix a décidé de l’issue de la guerre.
Bonne ou mauvaise publicité…
Je serai passée à côté de la sortie du nouvel essai d’Emmanuel Todd mi janvier sans le raffût médiatique que cela a lancé ! Décrié de toutes parts, j’ai fini par cliquer sur une interview accordée à TV5 monde pour commencer à me faire une idée. Je passerai sur le titre clickbait de la vidéo et les questions creuses mais cherchant LA phrase de l’invité qui pourrait être reprise ailleurs. C’est malheureusement le lot du journalisme maintenant que la concurrence en ligne et gratuite est féroce.
Et finalement, j’ai décidé d’aller acheter le livre le jour même. Quel meilleur moyen existe-t-il finalement pour se faire son propre avis ?
Emmanuel Todd, habitué des polémiques
Certes l’auteur a l’habitude des polémiques, ce n’est pas la première fois. Son essai sociologique Qui est Charlie ? publié juste après les attentats en 2015 avait provoqué une levée de bouclier. Ce qui m’avait fait l’acheter, là encore, j’aime bien construire ma propre opinion.
Emmanuel Todd sort aujourd’hui un livre avec un titre clairement provocateur. Il faut bien assurer les ventes 🙂 Mais derrière tout cela, n’en reste pas moins un chercheur reconnu et aguerri. Historien et anthropologue, Emmanuel Todd produit des ouvrages scientifiques, sourcés, appuyés sur des faits vérifiables.
Et à côté de ces livres-là, il écrit aussi parfois des ouvrages de prospective. C’est donc l’idée, l’ambition, de prévoir le futur en analysant une situation actuelle donnée. En 1976 il avait ainsi publié un essai prévoyant l’effondrement de l’URSS. Et ce fait d’arme en quelque sorte, lui donne une pertinence certaine pour l’ouvrage prospectif de ce début de 2024.
Un essai, on en prend, on en laisse
Ici donc, Todd présuppose la défaite de l’Occident, dans le contexte de la guerre en Ukraine, mais de manière plus large aussi. Il développe son postulat en analysant des données. Par exemple la mortalité infantile, la notion de PIB et bien sûr son idée motrice. Les conséquences sur nos sociétés d’un degré zéro de religiosité.
C’est un essai, non un ouvrage à vocation scientifique. Au contraire, il simplifie, il renvoie vers d’autres de ses livres pour plus de détails etc. Parfois, on survole, parfois la méthode appliquée est assumée, “l’intuition”. C’est notamment le cas pour dégager la part de “réel” dans le PIB américain. Bon, l’avantage d’un essai c’est qu’on en prend et on en laisse.
L’intérêt premier de ce livre est d’ouvrir l’horizon, de lancer des pistes de réflexion, de nourrir la pensée. Et ce n’est jamais une mauvaise chose.
Dés réalités indéniables
Au fil de sa démonstration, Emmanuel Todd revient aussi consolider des concepts qu’il n’est pas le seul à mettre en exergue. Par exemple sur la globalisation vue comme un processus qui répète à l’échelle planétaire un petit noyau consommateur pour l’immense périphérie laborieuse. J’ai tout de suite repensé aux conférences de l’un des plus grands historiens du XXe siècle, Fernand Braudel à ce sujet.
Trois conférences du chercheur prononcées en 1976 ont été publiées ensemble sous le titre La Dynamique du capitalisme. Ce spécialiste de l’histoire économique entre les XVe et XVIIe siècles apporte dans ces pages des éclairages pointus très intéressants et qui expliquent aussi les conséquences au-delà de la réalité du XVIIe siècle.
Mais dans l’irrationalité de la politique américaine que décrit Emmanuel Todd, on pense aussi à l’essai de Dominique Moïsi La géopolitique de l’émotion, publié en 2008 puis augmenté en 2015 après les attentats en France. Moïsi poursuit d’ailleurs son analyse avec Le triomphe des émotions qui sort ce 8 février 2024. La politique reste faite par des hommes, sensibles à leurs intérêts mais aussi aux émotions que suscitent les événements pour eux…
Mais j’ai pensé aussi à l’ouvrage de Bertrand Badie Nous en sommes plus seuls au monde paru en 2016. La démonstration de la multipolarité du monde géopolitique actuel dans la dernière partie du livre de Todd n’a rien de spécialement novateur, elle a été étudiée par d’autres, notamment Badie professeur des université à Sciences-Po Paris. Quand plusieurs chercheurs penchent du même côté, c’est au moins pertinent de lire leurs arguments.