Résumé
La nuit descend sur Vienne et sur l’appartement où Franz Ritter, musicologue épris d’Orient, cherche en vain le sommeil. Dérivant entre songes et souvenirs, mélancolie et fièvre, il revisite sa vie, ses émerveillements, ses rencontres et ses nombreux séjours loin de l’Autriche – Istanbul, Alep, Damas, Palmyre, Téhéran… –, et surtout son amour impossible avec l’insaisissable Sarah, spécialiste de l’attraction de ce Grand Est sur les aventuriers, les savants, les artistes, les voyageurs occidentaux. Ainsi se déploie un monde d’explorateurs des arts et de leur histoire, orientalistes modernes animés d’un désir de découvertes et de mélanges que l’actualité contemporaine vient gifler en un tragique écho.
La somme d’un rêve
Ce roman de Mathias Enard a été publié en 2015. La publication intervient dans un contexte dramatique pour le Moyen-Orient, entre la guerre civile qui déchire la Syrie et l’organisation terroriste ISIS au plus fort de son expansion et de son pouvoir destructeur.
Je pense que pour ce livre, il est crucial de repenser au contexte de ces années. Et notamment, aux destructions barbares de vestiges archéologiques, au premier rang desquelles les ruines de Palmyre. Ces images ont frappé au cœur comme en leur temps le dynamitage des statues de Bouddha par les talibans.
En repensant à ce chaos, entamer la lecture de Boussole, c’est laisser l’auteur nous dérouler une somme amoureuse de l’Orient fantasmé. C’est le baroud d’honneur d’une époque révolue.
Cet universitaire viennois, seul chez lui, insomniaque, laisse défiler ses souvenirs amoureux. Ceux qui se rapportent à la femme inatteignable, Sarah. Comment cet amour impossible s’est construit, ce qui aurait pu advenir, l’espoir qui ne disparaît jamais vraiment… Et au-delà de la femme, on découvre l’autre amour de sa vie. L’Orient. Une autre chimère inatteignable, rêvée, mais qui s’échappe sans cesse.
L’orientalisme
Le roman laisse libre cours à son personnage principal, érudit, orientaliste, pour passer en revue tous les orientalistes les plus célèbres. Des aventuriers, des archéologues, linguistes, chercheurs en tous genres… Tous fascinés et partis en voyage à la recherche de la même chose : un rêve.
Et c’est sûrement un point crucial pour moi dans le texte, l’auteur ne fait pas l’impasse sur le fait que l’orientalisme essentialise, rêve, une aire géographique donnée dont la réalité n’a que peu à voir avec les idées que s’en font ces Occidentaux biberonnés aux Mille et une nuits, images mythiques du désert, etc. Edward Saïd, dans son essai L’Orientalisme, décrit parfaitement tous les ressorts qui sont à l’œuvre dans ce champ universitaire si particulier et si fermé sur lui-même. Saïd dit aussi qu’avec l’orientalisme, on n’apprend rien sur l’Orient mais beaucoup sur les Occidentaux.
Boussole s’inscrit bien dans cette pensée. En effet, c’est un chant d’amour à cet Orient, de la Turquie à l’Iran. Mais pour autant, c’est un chant d’amour théorique, historique, culturel, mais déconnecté de la réalité actuelle de ces pays et de leur peuple. Où sont les personnages syriens, iraniens ? Hormis très à la marge, ou bien participant de l’image orientaliste traditionnelle des tribus nomades bédouines, le roman reste en circuit fermé sur le petit cercle d’Européens en voyage.
L’Orient, passion occidentale
On ouvre les yeux sur l’orientalisme par de nombreux aspects, l’auteur cite Saïd, son personnage admet qu’il faut bien accepter les régimes policiers pour se rendre dans certains pays… L’histoire de la colonisation est évidemment indissociable de l’essor des études orientalistes en Europe, etc.
Toutefois, l’auteur veut clairement montrer, voire parfois prouver, les liens, les connections entre Orient et Occident. Tout ne s’oppose pas radicalement, comme toujours il y a des échanges, des mélanges qui enrichissent les pensées et les œuvres artistiques. Au contraire, les pensées uniques totalitaires ne sont pas épargnées. Et elles font l’objet de développements particulièrement intéressants. Les passages notamment sur Gobineau orientaliste raciste toujours édité par La Pléiade par exemple.
Mais en même temps, ce roman est pleinement orientaliste. Quelques européens seuls au monde, de l’opium, des nuits magiques à la belle étoile, une femme qui cherche sa voie jusque dans un monastère bouddhiste au Népal… Des images presque d’Epinal pour un lectorat européen lui aussi… Car c’est peut-être une maladie incurable finalement que la fascination pour l’Orient.
D’où ce titre, Boussole. On s’oriente… Et on regarde à l’Est. Vienne fut longtemps la ville frontière entre Occident et Orient, quand l’Empire ottoman s’étendait, encore XVIIIe siècle, jusqu’en Hongrie. Il n’est pas anodin que le personnage principal en soit un habitant. Il devient un passeur, entre deux aires géographiques aux racines culturelles diverses.
L’Orient pour nourrir l’Art
Des générations d’écrivains, de peintres, de musiciens ont rêvé de cet Orient. On les retrouve au fil de ce texte fleuve. Peu d’entre eux y ont effectivement voyagé, encore moins parmi ceux là connaissaient l’arabe ou le farsi. Tous ont donc rêvé et transmis davantage leurs sensations, leur ébahissement, que des faits objectifs.
Les pages qui rappellent l’influence des Milles et une nuits sur l’œuvre de Proust sont intéressantes à ce point de vue. Ou bien les interconnections musicales au fil des siècles.
Et encore aujourd’hui finalement, cet Orient fantasmé depuis l’Europe continue de nous fasciner et d’occuper le devant de la scène, Boussole a reçu le prix Goucourt en 2015…
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